VASSIGH
Chidan
N°
étudiant : 15603939
Philosophie
Paris 8 en Master 1
Email:
cvassigh@wanadoo.fr
Site Web: www.chidan-vassigh.com
Décembre
2016
Semestre
2016-2017
Travail
pour la validation du cours :
La
révolution comme énigme
Pr.
Patrice VERMEREN
Les
impensés de la Révolution
D’après les entretiens entre Jean-Paul Sartre et
Benny Lévy
L’impensé de la chose est
en même temps son réel
Alain Badiou
Quelques
années après le mouvement de Mai 68, qui a un effet considérable sur la philosophie
et la pensée politique en France et ailleurs, s’engage une interlocution
philosophique, à la fois étrange et riche, entre Jean-Paul Sartre et Benny
Lévy, connu à l’époque sous le pseudonyme de Pierre Victor, ancien dirigeant
maoïste. Ella va durer de 1972 à 1980, quelques mois avant la mort de Sartre. L’ensemble de ces entretiens
réguliers à partir de 1975, notés sous forme de manuscrit par Benny Lévy, est
publié en 2005 dans un livre qui nous intéresse ici et qui s’intitule Pouvoir
et liberté 1.
Les sujets discutés
au cours de ces dialogues entre le philosophe engagé et le militant philosophe embrassent
des questions politiques, philosophiques, théologiques, historiques etc. Parmi celles-ci
et en rapport avec l’objet de notre étude sur l’énigme de la révolution,
nous nous penchons sur quelques « impensés » de la révolution et d’une
façon plus générale de la « politique », qui sont posés et discutés par
nos deux interlocuteurs. On en dénombre cinq :
1. La
question de l’impouvoir dans la Révolution et en Politique.
2. Révolution
et Statolâtrie.
3.
Démocratie directe et Démocratie
indirecte.
4. Temporalité
de la révolution : Grand Soir, Clôture, Glaciation ou Continuité.
5. Théocratie
cachée dans la Révolution et en Politique.
6. Sujet
de la révolution : l’Un, l’universel, le multiple, l’excès et le
pluralisme radical.
Au
terme de cette étude, nous concluons notre propos en soulignant l’importance de
ces problématiques qui, prés d’un demi-siècle après Mai 68, restent toujours actuelles :
la question de la pertinence de la « révolution » comme mouvement de
transformation radicale, et ses rapports avec : l’impouvoir, l’État, la
démocratie, le sujet, le messianisme et le pluralisme. Nous dirons enfin quelques mots sur deux
autres énigmes de la révolution, qui nous tiennent à cœur.
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À la suite
de son attaque cérébrale de mars 1973, Jean-Paul Sartre perd sa
capacité de travailler seul. Ayant presque perdu la vue, il ne peut plus lire,
ni se relire et ce qu’il écrit devient illisible. À la fin de cette même année,
le philosophe engage Benny Lévy comme secrétaire.
Benny Lévy,
né en 1945, est un apatride d’origine juive sortant d’Égypte à l’âge de 11 ans
pour s’installer en Belgique. C’est en 1965 qu’il arrive à Paris où il intègre
l'École Normale Supérieure. Sa
demande la nationalité française, malgré le soutien du directeur de l’ENS, est
rejetée par le président de la république de l’époque Georges Pompidou. Cette
date coïncide avec son entrée en politique. À l’ENS, son professeur de
Philosophie est Louis Althusser. Plus tard, il raconte ses années d’étude sous
la direction du caïman de la rue d’Ulm par ces termes :
Tôt, je
rencontrai le Tout-Puissant. Dans le texte de Lénine, qui fut l’objet d’étude
de ma première année à l’École Normale Supérieure : je mettais en fiches
les 36 tomes des Œuvres de Moscou. Je n’oublie pas, Lénine disait :
« La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie. » Cela
me fascina, Lénine n’imaginait pas que la théorie pût être humiliée… Cette
histoire, dominée par la citation de Lénine, se termina mal, et je contractai,
de là, une violente méfiance à l’égard de « la circulation louche de
l’Absolu ». C’est tout-puissant et c’est louche.2
À la même
époque, il s'engage dans l'Union des étudiants communistes (UEC)
puis, dès sa fondation en 1966, dans l'Union des
jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), groupe
pro-chinois dont il est l'un des principaux dirigeants avec Robert
Linhart. Il se lie avec Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner etc. Après Mai 68,
il fonde l’organisation maoïste : Gauche prolétarienne (GP). C’est
alors qu’il prend le pseudonyme de Pierre Victor et devient le dirigeant de la
GP jusqu’en 1973, date où il décide avec d’autres responsables de cette
organisation de la dissoudre pour empêcher qu’elle s’aventure dans l’action
armée.
Sartre et
Lévy se rencontrent en 1970. La cause du peuple, l’organe de la GP, est
interdite et ses directeurs successifs arrêtés. Lévy propose que l’on demande à
Sartre de prendre la direction du journal : personne n’oserait
l’arrêter, disait-il. La même année, suite à une rencontre entre Lévy et Sartre
à la Coupole de Paris, ce dernier accepte de prendre la direction de La Cause
du peuple. Quelque chose se noue entre eux.
Dès 1972,
des entretiens réguliers, politiques et philosophiques, s’établissent entre
Sartre et Lévy (désormais noté : S&L), qui donnent lieu à la
publication d’un premier livre (avec la participation de Philippe Gavi,
journaliste à Libération) en 1974: On a raison de se révolter.
On y on discute en fonction des évènements de l’époque de divers sujets
politiques : grève chez Renault, Lip, le coup d’état du Chili, Soljénitsyne et l'URSS, la question du
pouvoir autoritaire, les contradictions au sein du peuple, la nouvelle gauche et
ses rapports avec les partis traditionnels (PS, PS etc.). La dissolution de la
GP a lieu durant ces entretiens.
Les
interlocutions entre le vieux philosophe, qui s’adonne à un examen rétrospectif
sur son parcours politique et philosophique, et le militant révolutionnaire
maoïste, qui va faire sa rupture et se convertir en judaïsme – il s’installe à
Jérusalem pour fonder et diriger
l’Institut d’études levinassiennes - va durer 7 ans, de 1972 à 1980. De ces
entretiens périodiques, parfois à quelques jours d’intervalle, il reste les manuscrits
de Benny Lévy classés dans quatre cahiers numérotés A, B, C et D et archivés à
la Fondation Benny Lévy (à Jérusalem).3 Et puis il y les enregistrements proprement dits qui ne sont
pas encore exploités.
S&L
pensent pouvoir publier leurs entretiens sous le titre : Pouvoir et
liberté. En 1979, dans un entretien avec Michel Sicard, Sartre dévoile le
sens et l’intérêt qu’il accorde à la publication de « cette pensée de
deux » :
Je fais avec
Pierre Victor ce livre sur « Pouvoir et liberté » qui est un dialogue
pris au magnétophone… Ce livre à deux auteurs est essentiel pour moi, parce que
la contradiction, la vie, sera dans le livre… je désire que le fait
qu’il y ait deux personnes pensant et parlant tour à tour crée une autre forme
de lecture… Bref, que l’accord, le désaccord, les contradictions créent une
nouvelle manière de vivre pour une pensée, qui n’est pas la pensée d’un seul
mais la pensée de deux.5
Mais le
livre ne voit pas le jour du vivant de Sartre. Seulement, en 1980, le Nouvel
Observateur publie sous le titre de « l’Espoir maintenant »
une trace très succincte des entretiens. Finalement, il faut attendre 2007 et
la publication des cahiers de Benny Lévy sous le nom de Pouvoir et
liberté pour avoir un aperçu substantiel des discussions entre les
deux penseurs, ce qui évidemment ne remplace pas les enregistrements. Les
entretiens publiés dans le livre se portent sur des problématiques politiques
et philosophiques qui se sont posés à S&L dans une séquence particulière,
voire inaugurale, de l’histoire : les années 1970. Période qui s’inscrit
dans les conséquences théoriques et pratiques du mouvement de Mai 68 et que
nous qualifions de moment des ruptures politico-philosophiques.
Notre propos, ici, à travers une lecture
personnelle du Pouvoir et liberté, va se pencher uniquement sur quelques
questions politiques et philosophiques posées par les protagonistes de la «pensée
de deux », en rapport direct avec le sujet du cours sur l’énigme
de la révolution. Nous allons nous intéresser aux réflexions sur ce qu’on
appelle les impensés, les non-pensés ou mal-pensés de la
« révolution » et la « politique. À l’introduction de cet
exposé, nous en avons dénombré cinq : la question de « l’impouvoir »,
de la démocratie directe et indirecte, de la clôture ou de la continuité de la
révolution, de la « théocratie cachée » dans toute révolution ou
politique et enfin la question du « sujet » de la révolution :
l’un ou le multiple. Tout cela, à la lumière de la Révolution française, de
l’expérience soviétique et chinoise, de la théorie et de la pratique révolutionnaires
des années d’après-guerre dans le monde, du mouvement de Mai 68 etc.
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La
question de l’impouvoir dans la Révolution et en Politique
« La
question fondamentale de toute révolution = le pouvoir », disait
Lénine. Mais il faut ajouter à la fin du premier terme de cette égalité : « et
de toute politique ». Car la « politique », telle qu’elle est
définie et conçue depuis l’antiquité, par Platon en premier, jusqu’à notre époque
moderne, n’est essentiellement que du Pouvoir et de l’Étatique. De même que La
Révolution, dans l’acceptation générale du concept, et pas seulement chez les
marxistes classiques, est synonyme de reversement et de prise du pouvoir politique par
une classe ou un groupe social. En ce sens, la Révolution ressemble à un Coup d’État, bien qu’elle en diffère foncièrement
sur d’autres points.
Dès les
premières annotations du livre (l’année 1975), S&L s’interrogent, sans
trouver de solutions, sur la question du pouvoir, de l’impouvoir et de
l’intervention de la pensée et de la pratique pour modifier les
équations : politique=pouvoir, révolution=prise de pouvoir.
Rappelons
que la Révolution française (désormais noté Rf), en tant qu’événement
exemplaire dans ses leçons politiques et sociales avec une portée référentielle
à la fois locale (française) et universelle (pour toutes les révolutions à
venir), est revisitée par S&L tout au long de leurs interlocutions sur les
sujets que nous allons aborder, comme celui du pouvoir, ici même. À cette fin,
ils étudient deux ouvrages essentiels. L’un est celui de Paul Chauvet : 1789.
L’Insurrection parisienne et la prise de la Bastille, et l’autre, d’Albert
Soboul : Les Sans-culottes parisiens en l’An II.
Le problème
est clairement posé : « Comment une idée dérivée de l’impouvoir
peut-elle traverser le champ politique ? ». Cette idée, dissociation
de la pensée révolutionnaire et du pouvoir politique, est forgée, travaillée, à
partir de la méditation sur la dissociation opérée, selon Soboul, par les
Sans-culottes, pendant la révolution, entre pouvoir législatif et pouvoir
exécutif.
S&L :
13 décembre (année 1975)
Toute
idée, tout principe, toute revendication qui traverse le champ politique perd
sa virginité et est susceptible, de façon constante, de retournement de sens et
de contre-retournement.
À
une condition : s’ils conservent à leur base l’idée de POUVOIR.
Cela
change-t-il si explicitement les principes relèvent de l’impouvoir ?
Problème :
comment une idée dérivée de l’impouvoir peut-elle traverser le champ
politique ? Par explosion ? Laquelle ? Comment ?6
S&L :
16 octobre (année 1976)
Thèse
I : Il y a partout des zones d’impouvoir dans la société parce que la
société ne forme pas système. L’idée du système social implique clandestinement
les synthèses de pouvoir.
Thèse
II : La synthèse de pouvoir renvoie au régime de la personne. Personne
comme Grand Sujet, comme centre d’empire. Le régime d’impouvoir est non
personnel, transpersonnel, cf. la transpersonnalité de l’œuvre esthétique (ex. Madame Bovary).7
En 1977, à
l’occasion d’un numéro des Temps Modernes consacré aux Dissidents de
l’Europe de l’Est, avec une interview de Jacek Kuron, membre du Comité de
défense des ouvriers (KOR) de Pologne, Benny Lévy reprend l’idée de
« l’impouvoir » en politique et pose une question neuve :
comment se déprendre du pouvoir? Il écrit, sous le pseudonyme de Pierre
Victor, une présentation à ce recueil de textes qui commence par ces
mots :
Voici
des textes rigoureusement politiques dont le propos central est : ne pas
prendre le pouvoir. Voici une question neuve : comment se déprendre du
pouvoir ?
Le
24 mai 1968 en France, les manifestants, longeant les ministères, n’y firent
pas même attention. Cette vacuité de la question du pouvoir fit illusion :
on parla de vacance du pouvoir. Cette équivoque persiste encore, paralysant la
pensée politique : Mai 68 immature ? Infrapolitique ? Puisque la
question du pouvoir n’a pas été posée ? Ou bien au contraire Mai 68
commençant de poser une question neuve, celle qu’articulent aujourd’hui les
dissidents de l’Europe de l’Est : comment penser une politique dont la
référence essentielle ne soit pas le pouvoir ?
Dans
les pays totalitaires, l’opposition revêtait jusqu’ici deux formes : la
conspiration, ou la pression. Ces deux tactiques disent une même chose :
il faut occuper le centre, et trahissent une même vision sociale : pour
mener une action civile il faut être au pouvoir. Kuron dit à propos du Comité
de défense des ouvriers (KOR) : « Ce qui est essentiel, c’est qu’une
institution sociale s’est créée en dehors du pouvoir. »
La
vision sociale se modifie : l’antique analogie de la société et de
l’homme, l’idée de la société comme « corps social » sont écartées. Depuis
le 21 janvier 1793, on a surtout cru qu’il fallait couper la tête, royale, du
corps social. Erreur : c’est le corps qui est royal ; il faut se
débarrasser du « corps » social. La tête repousse comme le
chiendent ; ce que les radicaux de 1793 croyaient parfaitement : Roux
[jacques Roux, surnommé « le curé rouge », était socialiste et anarchiste, fondateur du groupe Enragés
pendant la Rf. Il est arrêté, incarcéré et mort par suicide dans
la prison de Bicêtre le 10 février 1794.], entre autres,
découvrait la tête du roi dans le Comité se Salut public. C’est le corps social
qui est monarchique. De là le principe démocratique.
Tant qu’à
couper une tête royale, mieux vaut couper celle du roi philosophe. Du
philosophe qui veut être roi pour accomplir la cité idéale [Allusion au
philosophe-roi de Platon dans La République].8
Bien que
deux cent ans séparent le mouvement des ouvriers polonais contre le
totalitarisme pour les libertés civiques (en 1977) et le mouvement des Enragés pendant
la RF pour l’égalité et contre la nouvelle classe dominante bourgeoise (en 1794),
le fond de la problématique posée dans les deux cas reste le même :
comment faire la révolution, transformer le monde, lutter pour l’émancipation sans
prendre le pouvoir d’État pour le reconduire ou le restaurer ? Sans rétablir
les rapports du pouvoir et de domination sous une autre forme ?
Révolution et Statolâtrie.
S&L
prolongent leur réflexion sur l’impouvoir et la dissociation qu’ils ont effectuée
précédemment entre révolution (disons-nous plus généralement « politique »)
et prise de pouvoir. Ils dissocient ici le « faire étatique »
et le « faire libre », examinent le lien existant entre la
révolution et l’État et proposent d’opposer à la « statolâtrie » le
« travail de la réciprocité » qu’il faut repenser dans leur aspect
ontique en rapport à l’étant et ontologique en rapport à l’être.
S&L :
16 octobre (année 1976)
Point
de départ de la réflexion :
Le
désir de Bonaparte de revenir aux corporations, le désir de tout césarisme d’en
arriver, de retourner au modèle corporatif (cf. les fascismes, la tentation
gaulliste…) Pourquoi ? Parce que les césarismes ne peuvent pas tenir à
l’individu (grain de sable) et faire tenir (granit) le social à partir de
l’individu. Ils ne peuvent évidemment pas non plus se référer à la classe,
principe de déchirure et non d’unité ; ils la nient (exception doit être faite
pour le césarisme marxiste, bien sûr).
De là,
question : la révolution elle aussi côtoie l’idée corporative (idée de la
socialité de Saint-Just, idée du Soviet, idée de la société civile…) ; ce
qu’elle essaie de penser, c’est la corporation-sans-l’État, la corporation
critiquée, dé-monopolisée, ouverte, dé-étatisée.9
25
avril (année 1977)
Le
point de vue du « Faire » décisif (ontologico-ontique)
La
démarche :
Critique
de la Révolution ® être du social ® faire et être (et non pas être tout court).
Hypothèse
donc du dualisme :
Faire
être.
Faire
étatique.
Faire
libre (multiple).
Selon
cette hypothèse s’éclairent de nombreuses questions restées sans réponse ;
Par exemple
celle de l’intellectuel : son rapport à « l’ » action. En
fait, il peut être lié au faire étatique ou au faire libre.10
12
mai
Pour
casser le couple révolution-État, deux points stratégiques, deux lignes de
brisure :
-
La question du Sujet. C’est-à-dire :
la théorie de la personne publique. Généalogie dans la philosophie politique.
Sa fonction.
-
La question de l’action multiple.
i.e. : le travail de la foule.
Se demander
alors si la philosophie politique (« révolution-État » inclusivement)
ne se déploie qu’à la condition de forclore la RÉciprocitÉ.11 [La volonté de repenser la
réciprocité implique une pensée de l’être-ensemble, de la communauté qui
échappe à la philosophie politique.12]
15
mai
À
propos de la radicalité. Pourquoi le théoricien doit-il aussi se débarrasser
d’une certaine idée de la radicalité ? Revenir sans doute à l’unité du philosophe
et du Roi de Platon. Le philosophe passe du multiple (domaine de l’opinion) à
l’Un. Le Roi aussi, c’est-à-dire le pouvoir.
Si l’on fout
en l’air la place de l’instituteur-instituant, il y a lieu de penser qu’une
certaine pratique de la radicalité théorique doit aussi être éliminée. 13
[Il s’agit ici de la volonté de « changer la manière de faire de la
théorie », qui n’équivaut pas à une critique de la radicalité dans l’ordre
de la pensée. 14]
16
mai
Le
fond de la dissolution de la GP [Gauche Prolétarienne] : l’idée de la
révolution-ici-maintenant contradictoire in adjecto. [La révolution ici
et maintenant, désirée par la GP, et
opposée à la révolution comme Grand Soir, comme instant de rupture 15].
L’ici-maintenant déchiquète la révolution comme Révolution-Fin,
révolution-État. Cette contradiction est la raison de l’insoutenable intensité
du vécu GP (tout dans l’instant) : cf. l’illusion d’imminence propre à la
GP.
Le
grand principe différentiel :
· FAIRE de l’UN = action
étatique.
· faire multiple = action sociale, mais pour
autant qu’elle procède de l’action existentielle (attention à la dichotomie
simple social/politique ; elle ne rend pas compte de notre idée : au
contraire elle autorise le totalitarisme).16
L’idée de la
révolution contre l’État se présente dans Pouvoir et liberté sous forme
de critique du royaume de statolâtrie, terme désignant l’idolâtrie de
l’État, compris, on le verra, comme Grand Sujet imaginaire unifiant la
multiplicité insurrectionnelle. Le concept de la révolution ou du mouvement
« acéphale » vient sous la plume de Lévy de l’expérience autogestionnaire
des ouvriers de l’usine LIP en 1977. En effet, sous le pseudonyme de Pierre
Victor, il définit la statolâtrie, dans un article paru dans les
Temps modernes en février de la même année sous le titre de LIP
acéphale :
Lip
a perdu la tête. Nous entendons ici qu’à Lip une pensée décapitée
s’esquisse : une logique communautaire s’affirme contre la pensée qui
remonte à la tête comme au centre, à l’État comme au grand sujet de l’action
sociale. Pensée que nous nommons : statolâtrie. Soit une usine liquidée
par le patron ; que dit tout de suite le statolâtrie ?
Nationalisation. Nationaliser, c’est signer un décret. Qui signe ? L’État en
personne, c’est-à-dire la personne à la tête de l’État. Voici ce que fait en
permanence le statolâtre : réduire l’action d’une multiplicité d’hommes à
celle d’une seule personne. À la suite de Hobbes, il croit
que : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand
ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne… »
(Léviathan).
Et
si pourtant on essayait de concevoir l’unité sous une autre forme ?
Cela
suppose de s’attaquer à de fortes croyances, sans doute à la forme ordinaire de
la foi :
« Toute
religion constituée est fondée en premier lieu sur la foi d’une multitude de
gens en une personne unique » (id.)…
Le premier principe
de la communauté consiste à frapper de nullité le raisonnement de base du
Léviathan : la logique de communauté suspend l’État pour concevoir
l’action comme action de la multiplicité.17
Démocratie indirecte et Démocratie directe.
Le dilemme Démocratie
directe (sans représentants) ou représentative (par représentants) se pose à un
moment de la Rf. Soboul, dans Les Sans-culottes, relate
la décision suivante :
Le 2
novembre 1792, l’assemblée générale des Piques [une section révolutionnaire
parisienne sous la Rf qui se radicalise à cette date] adoptait… un projet
« sur le mode de la sanction des lois » : la souveraineté étant
inaliénable, « nous devons seuls dicter nos lois, l’unique besogne des
représentants est de nous en proposer ». Les lois seront soumises au
peuple des ses assemblées primaires et non à une assemblée sanctionnante formée
de délégués.18
À
la lecture de cet évènement, une question cruciale se pose à S&L dans
leurs dialogues sur le volet « démocratie directe et/ou démocratie
indirecte» de la révolution: quel est le rôle des assemblées? Qui propose les
lois et qui en décide : Le peuple ou leurs délégués ?
S&L : 3 décembre (année 1975)
La
démocratie directe relève de la démocratie indirecte ; suit la
démocratie indirecte ; prolonge la démocratie indirecte. C’est la bordure
radicale de la démocratie indirecte. Les deux forment donc système.
Conséquence :
il faut émanciper le bord, si on veut fonder la politique sur la
démocratie directe. Capital, pour l’idée : combinaison direct/indirect
(cf. Hongrie 56) [référence à l’insurrection hongroise de 1956 contre le joug
totalitaire de l’URSS].
Origine idéologique
de ce système : la logique de la souveraineté populaire, Revenir à
Rousseau. [Les notes de lecture de B. Lévy témoignent de la relecture des
textes de Rousseau. Deux notes leur sont consacrées.]
4 décembre
Soboul
p. 367 : théorie de la minorité agissante, conspirative qui naît au sein
de la démocratie directe. Postérité dans le XIXe siècle : Babeuf,
Buonarroti, Blanqui.
Substitution
à l’élite culturelle-représentative de l’élite militante
(représentative-occulte).
12 décembre
Commentaire du
passage 509 [Voir ci-dessus]) de Soboul : idée intéressante
de la sanction des lois par les assemblées primaires, l’Assemblée Nationale ne
faisant que proposer.
13 décembre
…
[Suite aux annotations citées précédemment]
Les
sans-culottes, dans leur désir, ont imaginé un législatif de démocratie
directe.
Une
assemblée législative nationale PRÉSENTE, indique, propose. Les assemblées
primaires décident. Le statut de l’exécutif échappe à cette idée.
« S’il
était permis aux sections de divaguer ainsi, il n’y aurait plus rien de
stable dans la République » (Soboul, p.528).
Schème
mouvant/stable. Schème décisif. Pour nous : comment est-il possible de
penser une instabilité discrète ?19
On remarque
ici que S&L ne parlent pas de la démocratie représentative, bien qu’ils
aient travaillé Rousseau sur ce sujet, mais de la démocratie indirecte
pour bien préciser sa différence avec celle qui est directe. Le
« peuple » ne se représente pas mais
se présente, ne délègue pas mais se manifeste seul, en acte et
sans intermédiaire. Le « peuple » n’est, n’existe, qu’en mouvement,
en lutte, dans sa participation directe aux affaires publiques. S&L se penchent
donc sur le complexe de la démocratie directe en posant la question de
comment « émanciper le bord », car, selon eux, cette sorte de
démocratie constitue la bordure radicale de la démocratie indirecte et
par conséquent il faut libérer, en une certaine façon que l’on ne sait
pas encore comment, cette bordure de la domination de la représentation,
de l’emprise de la délégation ou d’autre forme indirecte de démocratie. On voit
donc bien que la question de la Démocratie directe se présente aux yeux
de S&L comme une des énigmes de la révolution et plus généralement de la politique.
En somme, qu’est-ce
qu’une « démocratie » non représentative, directe ou radicale ?
Sa question s’est toujours posée avant et après la Rf. Mais son idée et son
principe ont toujours été condamnés, farouchement, de Platon à aujourd’hui, par
la Doxa, comme projet utopique et par ailleurs impossible à réaliser sur
un vaste territoire. Or, deux penseurs, au moins, parmi les grands, ont marché
à contre-courant de cette Doxa politique dominante
L’un,
Rousseau, qui inspira certains révolutionnaires de la Rf, et l’autre, Marx, qui
fut marqué par les enseignements de cette même révolution, ont pris position contre
la démocratie indirecte ou représentative. Le premier identifie la « représentation »
à l’aliénation et le second soutient une démocratie vraie, conte l’État.
Rousseau,
dans le célèbre paragraphe 5 du chapitre 15 du Contrat social,
écrit :
La
souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ;
elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se
représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a pas
de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses
représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien
conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée
est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être
libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres
du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans
les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la
perde.20
Et Marx,
dans une lecture de la « démocratie » vue par les français, et à
partir des leçons de la lutte des classes en France, donne sa conception de la vraie
démocratie dans le sens de son opposition à la forme État.
Dans la
démocratie l’État en tant que Particulier est seulement Particulier, en
tant qu’Universel est l’Universel réel… Les Français de l’époque moderne ont
compris cela au sens où dans la vraie démocratie l’État politique disparaît »21
Miguel
Abensour, dans son livre intitulé la démocratie contre l’État, a bien
mis en relief ce moment de la « démocratie-contre-l’État »
chez Marx, à l’image du moment machiavélien qui assigne comme but à la
politique, non la défense des droits, mais la participation du citoyen aux
affaires de cité et qui en même temps valorise le rôle du tumulte des
masses (dans la langue de Machiavel) comme fondement de la liberté.
Temporalité
de la révolution : Grand Soir, Clôture, Glaciation ou Continuité.
S&L pensent la révolution du point de vue
temporel et historique. Révolution marque-t-elle un avant et un après Histoire ?
S’inscrit-elle dans un sens de l’histoire (disons le à l’image de
l’Esprit hégélien ou l’Idée régulatrice kantienne)? Est-ce un mythe, un moment
extatique ou le Grand soir de l’humanité en césure radicale
avec son passé, sa non-histoire? La pensée sartrienne de l’après guerre sur la
révolution comme l’instant qui ferme la préhistoire et ouvre une Histoire proprement
humaine est maintenant caduque. D’où la nécessité de concevoir une temporalité
rigoureusement athée de la révolution ou d’établir une théorie de la
temporalité révolutionnaire. La nécessité d’une pensée de l’évanescence,
fugitive, dans le rejet de la totalisation, de la motricité et de la
prescriptivité de l’histoire.
Par
conséquent, La révolution n’a ni queue, ni tête. Comment penser la
chose ? S’interrogent-ils. C’est toute la question de la clôture
ou non de la révolution qui se pose à S&L : sa finitude, sa glaciation,
son retournement contre son origine, son institutionnalisation, son entreprise
de l’unification de l’hétérogène qui va figer la révolution et aboutir au
totalitarisme… Désormais il faut penser la révolution comme processus
permanent et donc la penser hic et nunc.
Enfin,
comment penser la révolution (et nous ajoutons aussi plus généralement la
politique) non comme un « à-venir », un but, une promesse, un
programme… pour un futur inscrit dans une historicité prédéterminée qui n’arrive
jamais, mais, à l’inverse, comme un processus continu et performatif sous
le signe d’Ici et maintenant ?
S&L : 3 janvier (année 1976)
Théorie
de l’évanescence : il faut une pensée qui rende possible les
pensées évanescentes de groupes.
Évanescence dans la dichotomie.
Circulation dans la synchronie.
Ex :
évanescence de Mai 68
Évanescence du sans-culottisme.
La pensée de
l’évanescence, en un sens, est une hyper-dialectique, une dialectique fine.
Mais ne doit-elle pas rejeter la totalisation de l’histoire, visée de la
dialectique sartrienne ? Ne doit-elle donc pas rejeter le sens de
l’histoire, fût-ce comme Idée régulatrice au sens kantien ? (Cette
idée n’est-elle pas un compromis entre une théorie de la
souveraineté et le déterminisme marxiste ?) Il est vrai : nous allons
quelque part. Mais le sens (de ce quelque part) ne relève-t-il pas d’une sorte
de Décision historique plutôt que d’une prescription de réel (motricité de
l’histoire, sens inscrit dans l’histoire, le saute-mouton dans l’histoire du
maître et de l’esclave) ?
5 janvier
La
révolution est glacée [phrase de Saint-Just].
Concept de « moment
glaciaire de la révolution » : moment où le pouvoir se retourne contre
son origine : ex : répression de Germinal An II ou bien Cronstadt. Conséquence :
le pouvoir se transforme : son côté « sommet tournant » [la direction
tournante] disparaît. L’institution fondante se fige : c’est cela, la
glaciation.
Faire
le tableau des « Lois » de la révolution.
-
Loi de changement de forme démocratie
indirecte ® démocratie
directe.
-
Loi de réversibilité au sein du champ
politique : tout peut être retourné.
-
Loi de la glaciation.
Dans l’ère glaciaire,
« tout opposant est un traître ».
13 janvier
Certes
dans les œuvres de Sartre de 45 à 68 : quelque chose de caduc :
l’idée (mythique, venue du mouvement ouvrier) de la Révolution comme césure entre
une préhistoire et une Histoire. Désormais il faut penser la révolution comme
processus permanent et donc la pensée hic et nunc.
Dans cette
perspective : le sens le plus fondamental de la révolution c’est :
une révolution de l’appréhension de l’aliénation (en un sens l’aliénation est
donc éternelle et en un autre contestée).
14 janvier
La
révolution n’a ni queue, ni tête. Comment penser la chose ?
a. Penser
le sens de la révolution. N’en plus penser le terme (i.e. la fin/préhistoire-histoire
au sens large/prise de pouvoir au sens étroit et au seul sens précis depuis
Lénine). Si on ne pense plus le terme, il faut penser le « bout »
comme ligne de fuite, béance. Soit une tout autre conception de la mort. Voir
la mort horrible de Bataille.
b. S’il
n’y a pas de bout à la fin, pas non plus au début. En ce sens il y a toujours
eu la révolution. Plus exactement la révolution est une perspective de
l’histoire.
c. Ce
qui est alors à penser positivement : une temporalité rigoureusement athée
de la révolution.
Il
faut :
- Une
théorie de l’occasion.
- Un
temps de la révolution. Des micros-pouvoirs.
-
Un temps de la macro politique.
17 janvier
Nous
avons vu que révolution sans fin signifiait révolution ouverte sur la béance.
Exactement comme elle s’appuie sur cette
béance dans le soulèvement. Même répulsion à l’égard de l’émeute et du
caractère sans fin de la révolution, chez le réactionnaire. Désir d’en finir avec
la révolution (de stabiliser, d’arriver au « port » [Expression de
Michelet : « Il [Robespierre] confondait sa sûreté avec celle de la
France, avait hâte, pour elle et pour lui, de trouver un port ».]) et
répulsion face à l’émeute se soutiennent
mutuellement. Comment donc penser des « stations » de la
révolution sans fin qui ne relèvent pas de cette répulsion ? 22
Révolution
sans clôture, non « glacée » et continue, c’est l’idée de Saint-Just
pendant la Rf. À cet égard, il se sépare de tous les acteurs de la période, pour
qui la révolution doit prendre fin, et de Robespierre aussi, pour qui la
recherche de la stabilité doit continuer de guider et d’orienter la politique.
Saint-Just, en revanche, choisit le mouvement contre le repos. C’est ce que dit
Jean-Claude Milner, dans son livre : Relire la Révolution.
La devise du
Nautilus [mobilis in mobili, « mobile dans le mobile »]
pourrait résumer la révolution-monde de Saint-Just. La mise en suspens du
mouvement y constitue le danger le plus grave, elle mènerait au désastre. On
est à l’opposé de ce qu’exige un État, qui doit accepter un temps
d’immobilité ; non seulement il doit l’accepter, mais il doit le préparer.23
Et
Milner, citant la célèbre phrase de Saint-Just dans les Institutions
républicaines : « la révolution est glacée »,
explique le sens de cette maxime qui dénonce l’immobilité d’une glaciation,
la temporalité finie de la révolution, le fantasme de son achèvement, de sa
clôture ou son arrêt, par opposition à la marche continuelle et en avant du
peuple dans sa marche révolutionnaire.
Théocratie cachée dans la révolution
et en politique
Il y a dans
toute révolution ou toute politique une « théocratie cachée », qu’il
faut déceler et déconstruire. Cette idée se fraye un chemin dans les dialogues
entre S&L par des retours sur l’œuvre de Sartre. C’est aussi l’occasion
d’une méditation sur l’essentiel : la contingence, et par là affirmer la
tâche de rompre pour de bon avec la conception théocratique, théiste ou théologico-déterministe
de la philosophique politique et de la politique tout court.
S&L : 12 juin (année 1976)
Il
y a d’abord la période de La Nausée jusqu’à L’Être et le Néant ou
l’histoire fait irruption, encore pensée sous le chef de contingence. Puis se
produit la dérive : vers l’ordre du vraisemblable… et dans
la Critique, la contingence s’estompe…
Pourquoi
cette dérive ? Parce que Sartre écrit seul, incapable de résister à la
pression. Aujourd’hui à travers le mouvement [voir ci-dessous] se fait jour
« le droit à l’existence ».
D’où
la tâche ne serait-elle pas : déconstruisant l’idée de révolution, de
déconstruire l’ordre du vraisemblable, de l’amarrer à son fondement
contingent ? De casser la séquelle théiste, la caution divine de la
souveraineté humaine ? D’en finir avec les formations de compromis avec
les théologico-déterministes : comme la notion de classe (dans la Critique).24
[Par ce
terme, mouvement, Lévy désignait le « gauchisme authentique »,
c’est-à-dire celui qui s’efforçait, suite à la dissolution de la GP, de
repenser la notion de révolution. Dans Cérémonie de la naissance, il
écrit : « Une fois dissoute l’idée de la classe et de l’État
fétichisé, on peut penser à neuf l’idée de révolution, présente dans le
Mouvement. C’est l’affaire du Mouvement. » Au sens large, le
« mouvement » englobe aussi dans l’esprit de Lévy son interlocution
avec Sartre.25]
À la lecture
de Hobbes, le pouvoir est le point à partir duquel se fait la dissolution de
l’hétérogène dans l’homogène, la fusion
des hétérogènes. C’est aussi le lieu de la formation du Grand Sujet qui
implique une certaine foi ou religion.
17 juillet (lecture de Hobbes)
Pour
le dire comme dans un conte : il ne faut pas se faire des idées ;
Après tout, le pouvoir n’est-il pas religion d’après Hobbes lui-même :
« Toute
religion constituée est fondée en premier lieu sur la foi d’une multitude de
gens en une personne unique. » (Hobbes, Léviathan)
La
conversion de la fusion des hétérogènes en le Grand Sujet implique cette foi.
Critique de la religion donc, partie nécessaire de la critique du pouvoir.26
La question du sujet : l’Un,
l’universel, le multiple, l’excès, Le pluralisme radical.
On peut
penser le tout (ou le tous) de deux façons. Ou bien comme transformation de l’hétérogène
divisé et multiple, la multitude, hoi polloi, en Un, en
devenir-un, par l’unification, l’homogénéisation : voilà ce qui hante et a
toujours hanté une certaine philosophie politique dominante depuis Platon jusqu’à
aujourd’hui et qui consiste en la formation d’un corps social sous la
domination du Grand Sujet : État, philosophe-roi, chef, guide
suprême, souverain, dirigent, représentant, la classe, l’avant-garde, parti, parti-État,
etc., et c’est ce qui peut faire l’assise de tout système autoritaire ou totalitaire ;
Ou bien le tout comme articulation des singularités librement associées et
conflictuelles , des fraternités non monolithiques…
Le pouvoir
comme instrument d’homogénéisation du corps social implique une logique binaire :
dehors-dedans, révolution- contre-révolution, peuple-ennemi-du-peuple,
frère-ennemi, intégré-exclu, même-autre etc., dont il s’agit au juste de sortir
pour penser différemment le tous.
Il
s’agit donc de se défaire de la pensée de l’universel comme absolutisation,
monolithisation, qui est l’idéologie propre à la religion, à la théocratie; ou comme
homogénéisation qui recherche la pureté du corps social en s’opposant à l’excès,
à la présence de l’hétérogène partout.
S&L : 16 décembre (année 1975)
Comment
penser une fraternité qui ne soit pas terreur ?
Une
conduite révolutionnaire « fraternelle » mais non
« terroriste » ? Unitaire, mais non monolithique ? Comment
briser avec la logique binaire propre à la conduite révolutionnaire jusqu’à
aujourd’hui ?
Principe de
la solution : ouvrir l’espace de la durée révolutionnaire. En finir avec
le schème de la révolution comme instant/extase/grand soir.
20
décembre
Fantasme
de la pureté (purification – épuration) à éliminer d’une théorie de la
révolution.
Le
problème majeur : caractère éternel de « l’excès », mis à jour
par tout mouvement de bouleversement social – (excès vécu normalement dans le
bouleversement).
Thèse :
les agents de l’excès ne sont jamais désignables comme « classes » ou
comme groupes sociaux stables.
La tendance
à la pureté : procède d’une technique d’homogénéisation (qui procède de la
logique binaire ; frères ¹ ennemis ; même ¹ Autre). Cette tendance s’oppose à la pensée de l’excès
(hétérogénéisation) propre au mouvement aussi. 27 [Mouvement
est le terme qui chez Lévy désigne : penser à neuf l’idée de révolution en
se défaisant de l’idée de la classe et de l’État fétichisés]
Comment
éviter le totalitarisme inhérent à une certaine pensée révolutionnaire
d’homogénéisation, d’unification ? C’est penser radical dans le
mélange, dans l’hétérogène ? S&L opposent au totalitarisme le
« pluralisme radical », c’est-à-dire le pluralisme refusant
l’unification du pouvoir (d’où l’idée des contre-pouvoirs toujours présents).
3 mars (année 1976)
Comment
radicaliser le mélange ?
Depuis
Aristote : mélange = mesos = « gouverner au centre ».
Être
radical, ce n’est pas attaquer le centre, car cela conduit au totalitarisme.
Penser une démocratie radicale, c’est penser radical dans le mélange.28
14 mai
Moi
[Lévy] : à la confluence de la singularité métèque et du droit de
reconnaissance.
Mon
problème : hétérogénéiser l’homogène.29
S&L vont
repenser la notion de sujet, telle qu’elle a été pensée comme principe
d’unification et d’agrégation du multiple qui doit passer sous le joug et la
direction de l’Un, du Grand Sujet, dans la philosophie politique. Celle-ci doit
être aussi soumise à la critique. Critique de la volonté générale de Rousseau
qui renvoie en vérité à l’agrégation de la foule, à l’unité politique sous le
chef du pouvoir. Cette réduction de la multiplicité à l’unité est présente dans
la pensée révolutionnaire et dans la Rf sous la forme de la volonté générale
entendue comme volonté du peuple souverain, et donc du souverain.
S&L soulignent dans les annotations qui
suivent les différents aspects, imaginaires et religieux, de l’idée du Sujet
politique (ou Grand Sujet dans la terminologie de S&L), qui,
selon nos deux auteurs, a son origine chez Hobbes dans son Léviathan et qui ne
peut se constituer qu’imaginairement comme : « personne
artificielle ». (Il faut aller plus loin dans le passé et trouver ses
traces manifestes chez l’Un de Platon).
Le rôle
révolutionnaire de la subjectivité est donc dévolu à l’opposition du petit sujet
au Grand Sujet : il faut déterrer le petit sujet à la place du Grand
Sujet pour faire craquer le discours du maître. Il faut autonomiser le
travail de la fusion des hétérogènes, différent de l’unification, qui produit
un « universel sauvage » différent de l’universel du
pouvoir. La toute-puissance du Peuple contraire au Tout-pouvoir
du Pouvoir.
23 juin
Lecture
de Robert Derathé [Rousseau et la science politique de son temps, PUF,
1950]. Confirmation de certaines hypothèses pressenties :
La
volonté générale est à penser sous le concept de sujet. La preuve est
faite dans la généalogie hobienne de la notion.
Tant
que la multitude doit passer sous le joug du sujet pour s’unifier et
exister socialement (l’agrégation), l’espace est ouvert pour le totalitarisme.
Il faut donc
chasser le caractère sujet de la volonté générale. Cela nous amène à
repenser la tradition libérale : reprendre Locke.30
28 juin
Une
certaine pensée de l’égalité va écraser le pluralisme (des différences) ;
la pensée de la volonté générale va écraser la pensée d’un partage de la
souveraineté (de la balance des pouvoirs : Burlamaqui, Montesquieu). Une
certaine noblesse n’a-t-elle pas produit une idée de la pluralité (cf.
Braudel-Tocqueville), nécessaire à la théorie de la liberté que le
jacobino-marxisme va foutre en l’air, au nom de « sa théorie de
classe ».
Continuons
les déductions : du pluralisme, remonter à Platon, l’Un et le Multiple.
Sylvain
Maréchal [révolutionnaire français qui avec Babeuf prend part à la
conjuration des Égaux, auteur du Manifeste des Égaux] écrit :
« Le chaos sous le nom de politique ». Pourquoi les révolutionnaires
doivent-ils composer avec le désir d’ordre ?
Valeur
ontologique de : ordre/désordre.
Étudier
la notion de jeu : pour le passage du contingent au
vraisemblable ; pour contourner la notion ancienne de contrat.
Le
jeu, constitutif du processus de la révolution.
Dénégation
du jeu : l’esprit de sérieux [Le contrat relèverait donc de l’esprit de
sérieux, comme volonté de fondement de soi de l’État].31
17
juillet (lecture de Hobbes)
Hypothèse
pour une théorie du pouvoir : le lieu du pouvoir serait une « contre-foule » :
le point de fusion de séries hétérogènes (foule), point à partir duquel
(retournement) se fait le travail de l’homogène. L’efficace propre de ce lieu
serait : dissoudre l’hétérogène dans l’homogène (tout pouvoir vise à être
absolu) ; l’effet de cette dissolution serait le Grand Sujet (le souverain
hobbien). Pour échapper à l’impérialisme du discours hobbien, il nous faudrait
disjoindre le temps 1 : fusion des hétérogènes, du temps 2 :
constitution du Grand Sujet.
Pour
cela il faudrait monter que :
- Le
Grand Sujet ne se constitue jamais qu’imaginairement : « personne
artificielle » qui ne peut être « personne naturelle ».
- La
fusion de l’hétérogène s’effectue (= la vérité matérielle des révolutions)
« dans le réel ».
- De
là, il faut faire apparaître la faiblesse du discours du Grand
Sujet ; il rate la fusion des hétérogènes, quoi qu’il en ait, quoi qu’il
dise. (Méconnaissance en même temps que cette place est effectivement
agissante.)
Pour
le dire d’une manière légère : le Grand Sujet, le Maître est une idée
(Idée), il n’y que du Rebelle…
-
Montrer qu’il y a un travail propre de la
fusion des hétérogènes, travail récupéré par le Grand Sujet…
Autonomiser
le travail de la fusion des hétérogènes, cela va signifier bien sûr :
articuler une pensée pluraliste nouvelle…
Souligner
l’importance que revêt le petit sujet pour démasquer le Grand Sujet : le
roi est nu. Déterrer le petit sujet à la place du Grand Sujet = rôle
révolutionnaire de la subjectivité (la petite) pour faire craquer le discours
du Maître.
Continuons :
Le
travail propre de la fusion des hétérogènes, générateur de la puissance,
consiste dans la production d’un « universel sauvage », c’est-à-dire
un universel qui ne se conforme pas à la Norme (universel du pouvoir).
NOUS ¹ IL.
Cette
puissance est une toute-puissance (le Peuple dans son invincibilité),
contraire au Pouvoir qui lui aussi veut être Tout-pouvoir.32
4 novembre
Il
nous faudrait, pour établir une pensée de la révolution, déterminer à partir de
l’origine commune (la contingence) une « loi » insurrectionnelle de
la multiplicité – dispersion opposée à la loi de la Persona.
Persona : concentration
unitaire (cogito impérial). Le Grand Sujet.
Insurrection :
multiplicité de petits « sujets ». Dispersion du sujet.33
7 décembre
Distinguer
la logique de s et de S.
S :
Sujet de droit. L’Égo, la persona, le Chef, le Salaud [chez Sartre, le
mot désigne l’homme qui tente de monter que son existence est nécessaire et non
contingente. Cf. La Nausée.], le sujet grammatical.
s : Sujet comme être
diasporique. Irrécusable point de départ insurrectionnel.
Selon
cette hypothèse, il faudrait creuser ontologiquement la différence s ¹ S ; de là naîtrait la forme conflictuelle fondamentale
en histoire : Rebelle ¹ Pouvoir.34
--------------------------------------------------
Au terme de
cette étude non exhaustive du livre d’entretiens continués entre Jean-Paul
Sartre et Benny Lévy pendant les années 1970, nous concluons notre propos en
soulignant la pertinence des questions qu’ils ont posées et pensées pour la
refondation de la pensée révolutionnaire, dans un moment historique de
rupture qui commence précisément à cette période marquée par le mouvement
de Mai 68, les mouvements étudiants et féministes, les luttes de libération
nationale dans le tiers-monde, le déclin inexorable du socialisme réel,
le printemps de Prague écrasé par l’armée soviétique, la révolution culturelle
chinoise, les luttes en Amérique latine contre les dictatures, le mouvement
ouvrier polonais contre le totalitarisme pour les droits civiques…. Rupture avec
une certaine philosophie politique dominante, une certaine pensée politique dominante
et un certain marxisme vulgaire dominant.
Il s’agit donc,
à travers ces interlocutions philosophico-politiques, de l’actualité de la « révolution »
comme mouvement de transformation radicale, et de ses catégories à revisiter, à
la lumière des révolutions passées : la Révolution française, la Commune
de Paris, la Révolution d’octobre 1917 en Russie, la Révolution chinoise en 1949 et la Révolution
culturelle prolétarienne en 1966.
Sartre et
Lévy ont réfléchit sur plusieurs aspects des révolutions du temps moderne en
particulier sur la Révolution française de 1789, qui a beaucoup influé sur les suivantes,
comme souligne Hannah Arendt dans son livre sur la Révolution. Leurs réflexions
portent sur certains rapports « louches » de la révolution en tant
que concept et pratique concrète avec certaines catégories fondamentales de la
politique, c’est ce que nous avons appelé les « impensés » de la
Révolution.
-
Rapport avec le pouvoir et l’État : révolution contre le pouvoir,
révolution contre l’État ou bien révolution qui préserve, et même renforce, le
pouvoir et l’État sous d’autres formes.
-
Rapport avec la démocratie : révolution qui crée les conditions de la
participation de tous aux affaires publiques : la démocratie
participative et directe, ou bien révolution qui garde la division du travail :
gouvernants/gouvernés sous forme de dictature de classe, représentation etc.
- Rapport
avec l’Un, le multiple et un certain messianisme : révolution comme le
Grand Soir messianique, théiste, universel unique, clos, homogène,
déterministe, totalisant et absolutiste ou bien comme mouvement de rupture
radical, laïque, continu, conflictuel, universel pluriel, hétérogène et ouvert
à sa propre critique et transformation.
Dans
cette liste de rapports non ou mal pensés de la révolution avec les catégories
de la politique, il nous semble qu’il manque quelques uns, dont deux
particulièrement qui nous tiennent à cœur : le rapport avec les droits
humains d’une part et avec la propriété d’autre part.
Concernant
le premier, on constate que toute révolution (ou presque) de notre époque
moderne érige au rang de principe inaliénable les droits humains aux
libertés fondamentales : liberté de conscience, de pensée, de parole, de
réunion et d’opposition. Les déclarations des droits de l’Homme et du
Citoyen de la Révolution française affirment: Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions (Art. 10 – 1789) ou Le droit de manifester sa
pensée et ses opinions… de s’assembler...ne peuvent être interdits (Art 7
1793). Or on constate aussi que toute révolution commence par condamner en
premier, et au nom des intérêts suprêmes de la révolution et de sa défense
contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, ces mêmes droits et
libertés, qui, sont en partie à l’origine du soulèvement populaire et de
la révolution. Une révolution qui attaque ses propres fondements libertaires
est « glacée », comme soulignent Sartre et Lévy. Plus que cela, elle
est purement et simplement transformée
en son contraire.
Le
second rapport énigmatique est avec la propriété. Toute révolution (ou presque)
de notre époque vise la justice sociale, l’égalité et la fin de l’exploitation
de l’homme par l’homme, de l’oppression économique etc. Mais en même temps on constate
que la marche de révolution, quelle qu’elle soit, s’arrête fermement au pied du
saint des saints, la propriété : la propriété étant un droit inviolable
et sacré (Art 17 – 1789), Le droit de propriété est celui qui appartient
à tout citoyen de jouir… de ses biens… et de son industrie. (Art 16 1793).
Et dans la Révolution soviétique, prétendument socialiste, la propriété privée
est abolie mais immédiatement (dans la même déclaration) remplacée
par la propriété d’État (sous le nom de propriété collective, commune ou
nationale – voir Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité
(Chapitre II, 12 janvier 1918)), donc elle reste non abolie. Une
révolution qui vise l’émancipation des gens se trouve toujours devant ce défi incontournable
et déterminant pour sa survie en tant que mouvement pour l’égalité: Abolir
ou non la propriété : cette source principale de l’inégalité et de la
domination. La question reste toujours en suspens.
Bibliographie et livres consultés
1.
Pouvoir et liberté, Benny LÉVY. Verdier, 2007.
2.
L’espoir maintenant Les entretiens de 1980, Jean-Paul SARTRE –
Benny LÉVY. Verdier
1991.
3.
Le meurtre du Pasteur –
Critique de la vision politique du monde, Benny LÉVY. Verdier, 2002.
4.
Le livre des livres, Alain FINIELKRAUT – Benny
LÉVY. Verdier, 2006.
5.
Relire la Révolution. Jean-Claude MILNER. Verdier,
2016.
6.
Peut-on penser la
politique?
Alain BADIOU, Seuil1985.
7.
Aux bords du politique. Dix thèses sur la
politique. Jacques RANCIÈRE. Gallimard. 1998.
8.
1789 L’Insurrection parisienne
et la prise de la Bastille. Paul Chauvet. Domat-Montchrestien, 1946.
9.
Les Sans-culottes
parisiens en l’An II. Albert SOBOUL. Clavreuil, 1962.
10.
Les Sans-culottes. Albert SOBOUL. Seuil,
1968.
11.
La démocratie contre
l’État, Marx et le moment machiavélien. Miguel ABENSOUR. PUF, 1997.
12.
La communauté politique
des « trois uns ». Miguel ABENSOUR. Les belles lettres, 2014.
13.
Du contrat social, J.-J. ROUSSEAU.
Présentation par Pierre BURGELIN, GF-Flammarion, Paris, 1966.
14.
Les temps modernes, N° 372, juillet
1977 : Dissidents.
15.
Les temps modernes, N° 367, Février
1977 : LIP ACÉPHALE.
NOTES
1. Le
meurtre du Pasteur,
page 14.
2. Idem. Note 261, page 368.
3. Pouvoir
et liberté,
page 10.
4. Idem.
Voir la
bibliographie.
5. Pouvoir
et liberté,
page 7, Entretien de Sartre avec Michel Sicard paru in Obliques, n°
18-19, 1979.
6. Idem, pages 22-23.
7. Idem,
page 65.
8. Dissidents, Les temps modernes. Présentation de
Pierre Victor.
9. Pouvoir
et liberté,
pages 64-65.
10. Idem,
page
95.
11. Idem,
page
96.
12. Idem,
page
97, note 1.
13. Idem,
page
97.
14. Idem,
page
97, note 3.
15. Idem,
page
97, note 4.
16. Idem,
pages
97-98.
17. LIP
Acéphale. Page.
1263.
18. Les
Sans-culottes,
Seuil, page 105.
19. Pouvoir
et liberté,
pages 10-23.
20. Du
contrat social,
page 134.
21. Critique
du droit politique hégélien, Éd. Sociales. p.70. Dans : Démocratie contre
l’État, p. 2.
22. Pouvoir
et liberté,
pages 31-36.
23. Relire
la Révolution, page
120.
24. Pouvoir
et liberté,
pages 51-52.
25. Idem, page 27, note 1.
26. Idem, page 56.
27. Idem, pages 25-27.
28.
Idem, page 42.
29.
Idem, page 49.
30.
Idem, pages 53-54.
31.
Idem, pages 54-55.
32.
Idem, pages 55-57.
33.
Idem, page 68.
34.
Idem, page 69.