VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en Master 1

Email: cvassigh@wanadoo.fr

Site Web: www.chidan-vassigh.com

 Décembre 2016

Semestre 2016-2017

Travail pour la validation du cours :

La révolution comme énigme

Pr. Patrice VERMEREN

 

Les impensés de la Révolution

D’après les entretiens entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy  

L’impensé de la chose est en même temps son réel

 Alain Badiou

Quelques années après le mouvement de Mai 68, qui a un effet considérable sur la philosophie et la pensée politique en France et ailleurs, s’engage une interlocution philosophique, à la fois étrange et riche, entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy, connu à l’époque sous le pseudonyme de Pierre Victor, ancien dirigeant maoïste. Ella va durer de 1972 à 1980, quelques mois avant  la mort de Sartre. L’ensemble de ces entretiens réguliers à partir de 1975, notés sous forme de manuscrit par Benny Lévy, est publié en 2005 dans un livre qui nous intéresse ici et qui s’intitule Pouvoir et liberté 1.    

Les sujets discutés au cours de ces dialogues entre le philosophe engagé et le militant philosophe embrassent des questions politiques, philosophiques, théologiques, historiques etc. Parmi celles-ci et en rapport avec l’objet de notre étude sur l’énigme de la révolution, nous nous penchons sur quelques « impensés » de la révolution et d’une façon plus générale de la « politique », qui sont posés et discutés par nos deux interlocuteurs. On en dénombre cinq :

1.      La question de l’impouvoir dans la Révolution et en Politique.

2.      Révolution et Statolâtrie.

3.     Démocratie directe et Démocratie indirecte.

4.      Temporalité de la révolution : Grand Soir, Clôture, Glaciation ou Continuité.

5.      Théocratie cachée dans la Révolution et en Politique.

6.      Sujet de la révolution : l’Un, l’universel, le multiple, l’excès et le pluralisme radical.

Au terme de cette étude, nous concluons notre propos en soulignant l’importance de ces problématiques qui, prés d’un demi-siècle après Mai 68, restent toujours actuelles : la question de la pertinence de la « révolution » comme mouvement de transformation radicale, et ses rapports avec : l’impouvoir, l’État, la démocratie, le sujet, le messianisme et le pluralisme.  Nous dirons enfin quelques mots sur deux autres énigmes de la révolution, qui nous tiennent à cœur.

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À la suite de son attaque cérébrale de mars 1973, Jean-Paul Sartre perd sa capacité de travailler seul. Ayant presque perdu la vue, il ne peut plus lire, ni se relire et ce qu’il écrit devient illisible. À la fin de cette même année, le philosophe engage Benny Lévy comme secrétaire.

Benny Lévy, né en 1945, est un apatride d’origine juive sortant d’Égypte à l’âge de 11 ans pour s’installer en Belgique. C’est en 1965 qu’il arrive à Paris où il intègre l'École Normale Supérieure. Sa demande la nationalité française, malgré le soutien du directeur de l’ENS, est rejetée par le président de la république de l’époque Georges Pompidou. Cette date coïncide avec son entrée en politique. À l’ENS, son professeur de Philosophie est Louis Althusser. Plus tard, il raconte ses années d’étude sous la direction du caïman de la rue d’Ulm par ces termes : 

Tôt, je rencontrai le Tout-Puissant. Dans le texte de Lénine, qui fut l’objet d’étude de ma première année à l’École Normale Supérieure : je mettais en fiches les 36 tomes des Œuvres de Moscou. Je n’oublie pas, Lénine disait : « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie. » Cela me fascina, Lénine n’imaginait pas que la théorie pût être humiliée… Cette histoire, dominée par la citation de Lénine, se termina mal, et je contractai, de là, une violente méfiance à l’égard de « la circulation louche de l’Absolu ». C’est tout-puissant et c’est louche.2

À la même époque, il s'engage dans l'Union des étudiants communistes (UEC) puis, dès sa fondation en 1966, dans l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), groupe pro-chinois dont il est l'un des principaux dirigeants avec Robert Linhart. Il se lie avec Jacques-Alain MillerJean-Claude Milner etc. Après Mai 68, il fonde l’organisation maoïste : Gauche prolétarienne (GP). C’est alors qu’il prend le pseudonyme de Pierre Victor et devient le dirigeant de la GP jusqu’en 1973, date où il décide avec d’autres responsables de cette organisation de la dissoudre pour empêcher qu’elle s’aventure dans l’action armée.

Sartre et Lévy se rencontrent en 1970. La cause du peuple, l’organe de la GP, est interdite et ses directeurs successifs arrêtés. Lévy propose que l’on demande à Sartre de prendre la direction du journal : personne n’oserait l’arrêter, disait-il. La même année, suite à une rencontre entre Lévy et Sartre à la Coupole de Paris, ce dernier accepte de prendre la direction de La Cause du peuple. Quelque chose se noue entre eux.

Dès 1972, des entretiens réguliers, politiques et philosophiques, s’établissent entre Sartre et Lévy (désormais noté : S&L), qui donnent lieu à la publication d’un premier livre (avec la participation de Philippe Gavi, journaliste à Libération) en 1974: On a raison de se révolter. On y on discute en fonction des évènements de l’époque de divers sujets politiques : grève chez Renault, Lip, le coup d’état du Chili,  Soljénitsyne et l'URSS, la question du pouvoir autoritaire, les contradictions au sein du peuple, la nouvelle gauche et ses rapports avec les partis traditionnels (PS, PS etc.). La dissolution de la GP a lieu durant ces entretiens.

Les interlocutions entre le vieux philosophe, qui s’adonne à un examen rétrospectif sur son parcours politique et philosophique, et le militant révolutionnaire maoïste, qui va faire sa rupture et se convertir en judaïsme – il s’installe à Jérusalem  pour fonder et diriger l’Institut d’études levinassiennes - va durer 7 ans, de 1972 à 1980. De ces entretiens périodiques, parfois à quelques jours d’intervalle, il reste les manuscrits de Benny Lévy classés dans quatre cahiers numérotés A, B, C et D et archivés à la Fondation Benny Lévy (à Jérusalem).3 Et puis il y les  enregistrements proprement dits qui ne sont pas encore exploités.

S&L pensent pouvoir publier leurs entretiens sous le titre : Pouvoir et liberté. En 1979, dans un entretien avec Michel Sicard, Sartre dévoile le sens et l’intérêt qu’il accorde à la publication de « cette pensée de deux » :

Je fais avec Pierre Victor ce livre sur « Pouvoir et liberté » qui est un dialogue pris au magnétophone… Ce livre à deux auteurs est essentiel pour moi, parce que la contradiction, la vie, sera dans le livre… je désire que le fait qu’il y ait deux personnes pensant et parlant tour à tour crée une autre forme de lecture… Bref, que l’accord, le désaccord, les contradictions créent une nouvelle manière de vivre pour une pensée, qui n’est pas la pensée d’un seul mais la pensée de deux.5

Mais le livre ne voit pas le jour du vivant de Sartre. Seulement, en 1980, le Nouvel Observateur publie sous le titre de « l’Espoir maintenant » une trace très succincte des entretiens. Finalement, il faut attendre 2007 et la publication des cahiers de Benny Lévy sous le nom de Pouvoir et liberté pour avoir un aperçu substantiel des discussions entre les deux penseurs, ce qui évidemment ne remplace pas les enregistrements. Les entretiens publiés dans le livre se portent sur des problématiques politiques et philosophiques qui se sont posés à S&L dans une séquence particulière, voire inaugurale, de l’histoire : les années 1970. Période qui s’inscrit dans les conséquences théoriques et pratiques du mouvement de Mai 68 et que nous qualifions de moment des ruptures politico-philosophiques.

Notre propos, ici, à travers une lecture personnelle du Pouvoir et liberté, va se pencher uniquement sur quelques questions politiques et philosophiques posées par les protagonistes de la «pensée de deux », en rapport direct avec le sujet du cours sur l’énigme de la révolution. Nous allons nous intéresser aux réflexions sur ce qu’on appelle les impensés, les non-pensés ou mal-pensés de la « révolution » et la « politique. À l’introduction de cet exposé, nous en avons dénombré cinq : la question de « l’impouvoir », de la démocratie directe et indirecte, de la clôture ou de la continuité de la révolution, de la « théocratie cachée » dans toute révolution ou politique et enfin la question du « sujet » de la révolution : l’un ou le multiple. Tout cela, à la lumière de la Révolution française, de l’expérience soviétique et chinoise, de la théorie et de la pratique révolutionnaires des années d’après-guerre dans le monde, du mouvement de Mai 68 etc.

 

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La question de l’impouvoir dans la Révolution et en Politique

« La question fondamentale de toute révolution = le pouvoir », disait Lénine. Mais il faut ajouter à la fin du premier terme de cette égalité : « et de toute politique ». Car la « politique », telle qu’elle est définie et conçue depuis l’antiquité, par Platon en premier, jusqu’à notre époque moderne, n’est essentiellement que du Pouvoir et de l’Étatique. De même que La Révolution, dans l’acceptation générale du concept, et pas seulement chez les marxistes classiques, est synonyme de reversement et de prise du pouvoir politique par une classe ou un groupe social. En ce sens, la Révolution ressemble à un  Coup d’État, bien qu’elle en diffère foncièrement sur d’autres points.

Dès les premières annotations du livre (l’année 1975), S&L s’interrogent, sans trouver de solutions, sur la question du pouvoir, de l’impouvoir et de l’intervention de la pensée et de la pratique pour modifier les équations : politique=pouvoir, révolution=prise de pouvoir.

Rappelons que la Révolution française (désormais noté Rf), en tant qu’événement exemplaire dans ses leçons politiques et sociales avec une portée référentielle à la fois locale (française) et universelle (pour toutes les révolutions à venir), est revisitée par S&L tout au long de leurs interlocutions sur les sujets que nous allons aborder, comme celui du pouvoir, ici même. À cette fin, ils étudient deux ouvrages essentiels. L’un est celui de Paul Chauvet : 1789. L’Insurrection parisienne et la prise de la Bastille, et l’autre, d’Albert Soboul : Les Sans-culottes parisiens en l’An II.

Le problème est clairement posé : « Comment une idée dérivée de l’impouvoir peut-elle traverser le champ politique ? ». Cette idée, dissociation de la pensée révolutionnaire et du pouvoir politique, est forgée, travaillée, à partir de la méditation sur la dissociation opérée, selon Soboul, par les Sans-culottes, pendant la révolution, entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif.

S&L : 13 décembre (année 1975)

Toute idée, tout principe, toute revendication qui traverse le champ politique perd sa virginité et est susceptible, de façon constante, de retournement de sens et de contre-retournement.

À une condition : s’ils conservent à leur base l’idée de POUVOIR.

Cela change-t-il si explicitement les principes relèvent de l’impouvoir ?

Problème : comment une idée dérivée de l’impouvoir peut-elle traverser le champ politique ?  Par explosion ? Laquelle ? Comment ?6

S&L : 16 octobre (année 1976)

Thèse I : Il y a partout des zones d’impouvoir dans la société parce que la société ne forme pas système. L’idée du système social implique clandestinement les synthèses de pouvoir.

Thèse II : La synthèse de pouvoir renvoie au régime de la personne. Personne comme Grand Sujet, comme centre d’empire. Le régime d’impouvoir est non personnel, transpersonnel, cf. la transpersonnalité de l’œuvre esthétique  (ex. Madame Bovary).7

En 1977, à l’occasion d’un numéro des Temps Modernes consacré aux Dissidents de l’Europe de l’Est, avec une interview de Jacek Kuron, membre du Comité de défense des ouvriers (KOR) de Pologne, Benny Lévy reprend l’idée de « l’impouvoir » en politique et pose une question neuve : comment se déprendre du pouvoir? Il écrit, sous le pseudonyme de Pierre Victor, une présentation à ce recueil de textes qui commence par ces mots : 

 Voici des textes rigoureusement politiques dont le propos central est : ne pas prendre le pouvoir. Voici une question neuve : comment se déprendre du pouvoir ?

Le 24 mai 1968 en France, les manifestants, longeant les ministères, n’y firent pas même attention. Cette vacuité de la question du pouvoir fit illusion : on parla de vacance du pouvoir. Cette équivoque persiste encore, paralysant la pensée politique : Mai 68 immature ? Infrapolitique ? Puisque la question du pouvoir n’a pas été posée ? Ou bien au contraire Mai 68 commençant de poser une question neuve, celle qu’articulent aujourd’hui les dissidents de l’Europe de l’Est : comment penser une politique dont la référence essentielle ne soit pas le pouvoir ?

Dans les pays totalitaires, l’opposition revêtait jusqu’ici deux formes : la conspiration, ou la pression. Ces deux tactiques disent une même chose : il faut occuper le centre, et trahissent une même vision sociale : pour mener une action civile il faut être au pouvoir. Kuron dit à propos du Comité de défense des ouvriers (KOR) : « Ce qui est essentiel, c’est qu’une institution sociale s’est créée en dehors du pouvoir. »

La vision sociale se modifie : l’antique analogie de la société et de l’homme, l’idée de la société comme « corps social » sont écartées. Depuis le 21 janvier 1793, on a surtout cru qu’il fallait couper la tête, royale, du corps social. Erreur : c’est le corps qui est royal ; il faut se débarrasser du « corps » social. La tête repousse comme le chiendent ; ce que les radicaux de 1793 croyaient parfaitement : Roux [jacques Roux, surnommé « le curé rouge », était socialiste et  anarchiste, fondateur du groupe Enragés pendant la Rf. Il est arrêté, incarcéré et mort par suicide dans la prison de Bicêtre le 10 février 1794.], entre autres, découvrait la tête du roi dans le Comité se Salut public. C’est le corps social qui est monarchique. De là le principe démocratique.

Tant qu’à couper une tête royale, mieux vaut couper celle du roi philosophe. Du philosophe qui veut être roi pour accomplir la cité idéale [Allusion au philosophe-roi de Platon dans La République].8

Bien que deux cent ans séparent le mouvement des ouvriers polonais contre le totalitarisme pour les libertés civiques (en 1977) et le mouvement des Enragés pendant la RF pour l’égalité et contre la nouvelle classe dominante bourgeoise (en 1794), le fond de la problématique posée dans les deux cas reste le même : comment faire la révolution, transformer le monde, lutter pour l’émancipation sans prendre le pouvoir d’État pour le reconduire ou le restaurer ? Sans rétablir les rapports du pouvoir et de domination sous une autre forme ?

Révolution et Statolâtrie.

S&L prolongent leur réflexion sur l’impouvoir et la dissociation qu’ils ont effectuée précédemment entre révolution (disons-nous plus généralement « politique ») et prise de pouvoir. Ils dissocient ici le « faire étatique » et le « faire libre », examinent le lien existant entre la révolution et l’État et proposent d’opposer à la « statolâtrie » le « travail de la réciprocité » qu’il faut repenser dans leur aspect ontique en rapport à l’étant et ontologique en rapport à l’être.

S&L : 16 octobre (année 1976)

Point de départ de la réflexion :

Le désir de Bonaparte de revenir aux corporations, le désir de tout césarisme d’en arriver, de retourner au modèle corporatif (cf. les fascismes, la tentation gaulliste…) Pourquoi ? Parce que les césarismes ne peuvent pas tenir à l’individu (grain de sable) et faire tenir (granit) le social à partir de l’individu. Ils ne peuvent évidemment pas non plus se référer à la classe, principe de déchirure et non d’unité ; ils la nient (exception doit être faite pour le césarisme marxiste, bien sûr).

De là, question : la révolution elle aussi côtoie l’idée corporative (idée de la socialité de Saint-Just, idée du Soviet, idée de la société civile…) ; ce qu’elle essaie de penser, c’est la corporation-sans-l’État, la corporation critiquée, dé-monopolisée, ouverte, dé-étatisée.9

25 avril (année 1977)

Le point de vue du « Faire » décisif (ontologico-ontique)

La démarche :

Critique de la Révolution ® être du social ® faire et être (et non pas être tout court).

Hypothèse donc du dualisme :

Faire être.

Faire étatique.

Faire libre (multiple).

Selon cette hypothèse s’éclairent de nombreuses questions restées sans réponse ;

Par exemple celle de l’intellectuel : son rapport à « l’ » action. En fait, il peut être lié au faire étatique ou au faire libre.10

12 mai

Pour casser le couple révolution-État, deux points stratégiques, deux lignes de brisure :

-      La question du Sujet. C’est-à-dire : la théorie de la personne publique. Généalogie dans la philosophie politique. Sa fonction.

-      La question de l’action multiple. i.e. : le travail de la foule.

Se demander alors si la philosophie politique (« révolution-État » inclusivement) ne se déploie qu’à la condition de forclore la RÉciprocitÉ.11 [La volonté de repenser la réciprocité implique une pensée de l’être-ensemble, de la communauté qui échappe à la philosophie politique.12]

15 mai

À propos de la radicalité. Pourquoi le théoricien doit-il aussi se débarrasser d’une certaine idée de la radicalité ? Revenir sans doute à l’unité du philosophe et du Roi de Platon. Le philosophe passe du multiple (domaine de l’opinion) à l’Un. Le Roi aussi, c’est-à-dire le pouvoir.

Si l’on fout en l’air la place de l’instituteur-instituant, il y a lieu de penser qu’une certaine pratique de la radicalité théorique doit aussi être éliminée. 13 [Il s’agit ici de la volonté de « changer la manière de faire de la théorie », qui n’équivaut pas à une critique de la radicalité dans l’ordre de la pensée. 14]

16 mai

Le fond de la dissolution de la GP [Gauche Prolétarienne] : l’idée de la révolution-ici-maintenant contradictoire in adjecto. [La révolution ici et maintenant, désirée par la GP, et  opposée à la révolution comme Grand Soir, comme instant de rupture 15]. L’ici-maintenant déchiquète la révolution comme Révolution-Fin, révolution-État. Cette contradiction est la raison de l’insoutenable intensité du vécu GP (tout dans l’instant) : cf. l’illusion d’imminence propre à la GP.

Le grand principe différentiel :

· FAIRE de l’UN = action étatique.

· faire multiple = action sociale, mais pour autant qu’elle procède de l’action existentielle (attention à la dichotomie simple social/politique ; elle ne rend pas compte de notre idée : au contraire elle autorise le totalitarisme).16

L’idée de la révolution contre l’État se présente dans Pouvoir et liberté sous forme de critique du royaume de statolâtrie, terme désignant l’idolâtrie de l’État, compris, on le verra, comme Grand Sujet imaginaire unifiant la multiplicité insurrectionnelle. Le concept de la révolution ou du mouvement « acéphale » vient sous la plume de Lévy de l’expérience autogestionnaire des ouvriers de l’usine LIP en 1977. En effet, sous le pseudonyme de Pierre Victor, il définit la statolâtrie, dans un article paru dans les Temps modernes en février de la même année sous le titre de LIP acéphale :

Lip a perdu la tête. Nous entendons ici qu’à Lip une pensée décapitée s’esquisse : une logique communautaire s’affirme contre la pensée qui remonte à la tête comme au centre, à l’État comme au grand sujet de l’action sociale. Pensée que nous nommons : statolâtrie. Soit une usine liquidée par le patron ; que dit tout de suite le statolâtrie ? Nationalisation. Nationaliser, c’est signer un décret. Qui signe ? L’État en personne, c’est-à-dire la personne à la tête de l’État. Voici ce que fait en permanence le statolâtre : réduire l’action d’une multiplicité d’hommes à celle d’une seule personne. À la suite de Hobbes, il croit que : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne… » (Léviathan).

Et si pourtant on essayait de concevoir l’unité sous une autre forme ?

Cela suppose de s’attaquer à de fortes croyances, sans doute à la forme ordinaire de la foi :

« Toute religion constituée est fondée en premier lieu sur la foi d’une multitude de gens en une personne unique » (id.)…

Le premier principe de la communauté consiste à frapper de nullité le raisonnement de base du Léviathan : la logique de communauté suspend l’État pour concevoir l’action comme action de la multiplicité.17

 Démocratie indirecte et Démocratie directe.

Le dilemme Démocratie directe (sans représentants) ou représentative (par représentants) se pose à un moment de la Rf. Soboul, dans Les Sans-culottes, relate la décision suivante :

Le 2 novembre 1792, l’assemblée générale des Piques [une section révolutionnaire parisienne sous la Rf qui se radicalise à cette date] adoptait… un projet « sur le mode de la sanction des lois » : la souveraineté étant inaliénable, « nous devons seuls dicter nos lois, l’unique besogne des représentants est de nous en proposer ». Les lois seront soumises au peuple des ses assemblées primaires et non à une assemblée sanctionnante formée de délégués.18

À la lecture de cet évènement, une question cruciale se pose à S&L dans leurs dialogues sur le volet « démocratie directe et/ou démocratie indirecte» de la révolution: quel est le rôle des assemblées? Qui propose les lois et qui en décide : Le peuple ou leurs délégués ?

S&L : 3 décembre  (année 1975)

La démocratie directe relève de la démocratie indirecte ; suit la démocratie indirecte ; prolonge la démocratie indirecte. C’est la bordure radicale de la démocratie indirecte. Les deux forment donc système.

Conséquence : il faut émanciper le bord, si on veut fonder la politique sur la démocratie directe. Capital, pour l’idée : combinaison direct/indirect (cf. Hongrie 56) [référence à l’insurrection hongroise de 1956 contre le joug totalitaire de l’URSS].

Origine idéologique de ce système : la logique de la souveraineté populaire, Revenir à Rousseau. [Les notes de lecture de B. Lévy témoignent de la relecture des textes de Rousseau. Deux notes leur sont consacrées.]

4 décembre

Soboul p. 367 : théorie de la minorité agissante, conspirative qui naît au sein de la démocratie directe. Postérité dans le XIXe siècle : Babeuf, Buonarroti, Blanqui.

Substitution à l’élite culturelle-représentative de l’élite militante (représentative-occulte).

12 décembre

Commentaire du passage 509 [Voir ci-dessus])  de Soboul : idée intéressante de la sanction des lois par les assemblées primaires, l’Assemblée Nationale ne faisant que proposer.

13 décembre

… [Suite  aux annotations citées précédemment]

Les sans-culottes, dans leur désir, ont imaginé un législatif de démocratie directe.

Une assemblée législative nationale PRÉSENTE, indique, propose. Les assemblées primaires décident. Le statut de l’exécutif échappe à cette idée.

« S’il était permis aux sections de divaguer ainsi, il n’y aurait plus rien de stable dans la République » (Soboul, p.528).

Schème mouvant/stable. Schème décisif. Pour nous : comment est-il possible de penser une instabilité discrète ?19

On remarque ici que S&L ne parlent pas de la démocratie représentative, bien qu’ils aient travaillé Rousseau sur ce sujet, mais de la démocratie indirecte pour bien préciser sa différence avec celle qui est directe. Le « peuple » ne se représente pas mais  se présente, ne délègue pas mais se manifeste seul, en acte et sans intermédiaire. Le « peuple » n’est, n’existe, qu’en mouvement, en lutte, dans sa participation directe aux affaires publiques. S&L se penchent donc sur le complexe de la démocratie directe en posant la question de comment « émanciper le bord », car, selon eux, cette sorte de démocratie constitue la bordure radicale de la démocratie indirecte et par conséquent il faut libérer, en une certaine façon que l’on ne sait pas encore comment, cette bordure de la domination de la représentation, de l’emprise de la délégation ou d’autre forme indirecte de démocratie. On voit donc bien que la question de la Démocratie directe se présente aux yeux de S&L comme une des énigmes de la révolution et plus généralement de la politique.

En somme, qu’est-ce qu’une « démocratie » non représentative, directe ou radicale ? Sa question s’est toujours posée avant et après la Rf. Mais son idée et son principe ont toujours été condamnés, farouchement, de Platon à aujourd’hui, par la Doxa, comme projet utopique et par ailleurs impossible à réaliser sur un vaste territoire. Or, deux penseurs, au moins, parmi les grands, ont marché à contre-courant de cette Doxa politique dominante

L’un, Rousseau, qui inspira certains révolutionnaires de la Rf, et l’autre, Marx, qui fut marqué par les enseignements de cette même révolution, ont pris position contre la démocratie indirecte ou représentative. Le premier identifie la « représentation »  à l’aliénation et le second soutient une démocratie vraie, conte l’État.

Rousseau, dans le célèbre paragraphe 5 du chapitre 15 du Contrat social, écrit :  

La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a pas de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.20

Et Marx, dans une lecture de la « démocratie » vue par les français, et à partir des leçons de la lutte des classes en France, donne sa conception de la vraie démocratie dans le sens de son opposition à la forme État.

Dans la démocratie l’État en tant que Particulier est seulement Particulier, en tant qu’Universel est l’Universel réel… Les Français de l’époque moderne ont compris cela au sens où dans la vraie démocratie l’État politique disparaît »21

Miguel Abensour, dans son livre intitulé la démocratie contre l’État, a bien mis en relief ce moment de la « démocratie-contre-l’État » chez Marx, à l’image du moment machiavélien qui assigne comme but à la politique, non la défense des droits, mais la participation du citoyen aux affaires de cité et qui en même temps valorise le rôle du tumulte des masses (dans la langue de Machiavel) comme fondement de la liberté.

Temporalité de la révolution : Grand Soir, Clôture, Glaciation ou Continuité.

 S&L pensent la révolution du point de vue temporel et historique. Révolution marque-t-elle un avant et un après Histoire ? S’inscrit-elle dans un sens de l’histoire (disons le à l’image de l’Esprit hégélien ou l’Idée régulatrice kantienne)? Est-ce un mythe, un moment extatique ou le Grand soir de l’humanité en césure radicale avec son passé, sa non-histoire? La pensée sartrienne de l’après guerre sur la révolution comme l’instant qui ferme la préhistoire et ouvre une Histoire proprement humaine est maintenant caduque. D’où la nécessité de concevoir une temporalité rigoureusement athée de la révolution ou d’établir une théorie de la temporalité révolutionnaire. La nécessité d’une pensée de l’évanescence, fugitive, dans le rejet de la totalisation, de la motricité et de la prescriptivité de l’histoire.

Par conséquent, La révolution n’a ni queue, ni tête. Comment penser la chose ? S’interrogent-ils. C’est toute la question de la clôture ou non de la révolution qui se pose à S&L : sa finitude, sa glaciation, son retournement contre son origine, son institutionnalisation, son entreprise de l’unification de l’hétérogène qui va figer la révolution et aboutir au totalitarisme… Désormais il faut penser la révolution comme processus permanent et donc la penser hic et nunc.

Enfin, comment penser la révolution (et nous ajoutons aussi plus généralement la politique) non comme un « à-venir », un but, une promesse, un programme… pour un futur inscrit dans une historicité prédéterminée qui n’arrive jamais, mais, à l’inverse, comme un processus continu et performatif  sous le signe d’Ici et maintenant ?

S&L : 3 janvier (année 1976)

Théorie de l’évanescence : il faut une pensée qui rende possible les pensées évanescentes de groupes.

Évanescence dans la dichotomie.

Circulation dans la synchronie.

Ex : évanescence de Mai 68

        Évanescence du sans-culottisme.

La pensée de l’évanescence, en un sens, est une hyper-dialectique, une dialectique fine. Mais ne doit-elle pas rejeter la totalisation de l’histoire, visée de la dialectique sartrienne ? Ne doit-elle donc pas rejeter le sens de l’histoire, fût-ce comme Idée régulatrice au sens kantien ? (Cette idée n’est-elle pas un compromis entre une théorie de la souveraineté et le déterminisme marxiste ?) Il est vrai : nous allons quelque part. Mais le sens (de ce quelque part) ne relève-t-il pas d’une sorte de Décision historique plutôt que d’une prescription de réel (motricité de l’histoire, sens inscrit dans l’histoire, le saute-mouton dans l’histoire du maître et de l’esclave) ?

5 janvier

La révolution est glacée [phrase de Saint-Just].

Concept de « moment glaciaire de la révolution » : moment où le pouvoir se retourne contre son origine : ex : répression de Germinal An II ou bien Cronstadt. Conséquence : le pouvoir se transforme : son côté « sommet tournant » [la direction tournante] disparaît. L’institution fondante se fige : c’est cela, la glaciation.

Faire le tableau des « Lois » de la révolution.

-        Loi de changement de forme démocratie indirecte  ® démocratie directe.

-        Loi de réversibilité au sein du champ politique : tout peut être retourné.

-        Loi de la glaciation.

Dans l’ère glaciaire, « tout opposant est un traître ».

13 janvier

Certes dans les œuvres de Sartre de 45 à 68 : quelque chose de caduc : l’idée (mythique, venue du mouvement ouvrier) de la Révolution comme césure entre une préhistoire et une Histoire. Désormais il faut penser la révolution comme processus permanent et donc la pensée hic et nunc.

Dans cette perspective : le sens le plus fondamental de la révolution c’est : une révolution de l’appréhension de l’aliénation (en un sens l’aliénation est donc éternelle et en un autre contestée).

14 janvier

La révolution n’a ni queue, ni tête. Comment penser la chose ?

a.   Penser le sens de la révolution. N’en plus penser le terme (i.e. la fin/préhistoire-histoire au sens large/prise de pouvoir au sens étroit et au seul sens précis depuis Lénine). Si on ne pense plus le terme, il faut penser le « bout » comme ligne de fuite, béance. Soit une tout autre conception de la mort. Voir la mort horrible de Bataille.

b.   S’il n’y a pas de bout à la fin, pas non plus au début. En ce sens il y a toujours eu la révolution. Plus exactement la révolution est une perspective de l’histoire.

c.    Ce qui est alors à penser positivement : une temporalité rigoureusement athée de la révolution.

Il faut :

-      Une théorie de l’occasion.

-      Un temps de la révolution. Des micros-pouvoirs.

-      Un temps de la macro politique.

17 janvier

Nous avons vu que révolution sans fin signifiait révolution ouverte sur la béance. Exactement  comme elle s’appuie sur cette béance dans le soulèvement. Même répulsion à l’égard de l’émeute et du caractère sans fin de la révolution, chez le réactionnaire. Désir d’en finir avec la révolution (de stabiliser, d’arriver au « port » [Expression de Michelet : « Il [Robespierre] confondait sa sûreté avec celle de la France, avait hâte, pour elle et pour lui, de trouver un port ».]) et répulsion face à l’émeute se soutiennent  mutuellement. Comment donc penser des « stations » de la révolution sans fin qui ne relèvent pas de cette répulsion ? 22

 

Révolution sans clôture, non « glacée » et continue, c’est l’idée de Saint-Just pendant la Rf. À cet égard, il se sépare de tous les acteurs de la période, pour qui la révolution doit prendre fin, et de Robespierre aussi, pour qui la recherche de la stabilité doit continuer de guider et d’orienter la politique. Saint-Just, en revanche, choisit le mouvement contre le repos. C’est ce que dit Jean-Claude Milner, dans son livre : Relire la Révolution.   

La devise du Nautilus [mobilis in mobili, « mobile dans le mobile »] pourrait résumer la révolution-monde de Saint-Just. La mise en suspens du mouvement y constitue le danger le plus grave, elle mènerait au désastre. On est à l’opposé de ce qu’exige un État, qui doit accepter un temps d’immobilité ; non seulement il doit l’accepter, mais il doit le préparer.23

Et Milner, citant la célèbre phrase de Saint-Just dans les Institutions républicaines : « la révolution est glacée », explique le sens de cette maxime qui dénonce l’immobilité d’une glaciation, la temporalité finie de la révolution, le fantasme de son achèvement, de sa clôture ou son arrêt, par opposition à la marche continuelle et en avant du peuple dans sa marche révolutionnaire.

Théocratie cachée dans la révolution et en politique

Il y a dans toute révolution ou toute politique une « théocratie cachée », qu’il faut déceler et déconstruire. Cette idée se fraye un chemin dans les dialogues entre S&L par des retours sur l’œuvre de Sartre. C’est aussi l’occasion d’une méditation sur l’essentiel : la contingence, et par là affirmer la tâche de rompre pour de bon avec la conception théocratique, théiste ou théologico-déterministe de la philosophique politique et de la politique tout court.

S&L : 12 juin (année 1976)

Il y a d’abord la période de La Nausée jusqu’à L’Être et le Néant ou l’histoire fait irruption, encore pensée sous le chef de contingence. Puis se produit la dérive : vers l’ordre du vraisemblable… et dans la Critique, la contingence s’estompe…

Pourquoi cette dérive ? Parce que Sartre écrit seul, incapable de résister à la pression. Aujourd’hui à travers le mouvement [voir ci-dessous] se fait jour « le droit à l’existence ».

D’où la tâche ne serait-elle pas : déconstruisant l’idée de révolution, de déconstruire l’ordre du vraisemblable, de l’amarrer à son fondement contingent ? De casser la séquelle théiste, la caution divine de la souveraineté humaine ? D’en finir avec les formations de compromis avec les théologico-déterministes : comme la notion de classe (dans la Critique).24

[Par ce terme, mouvement, Lévy désignait le « gauchisme authentique », c’est-à-dire celui qui s’efforçait, suite à la dissolution de la GP, de repenser la notion de révolution. Dans Cérémonie de la naissance, il écrit : « Une fois dissoute l’idée de la classe et de l’État fétichisé, on peut penser à neuf l’idée de révolution, présente dans le Mouvement. C’est l’affaire du Mouvement. » Au sens large, le « mouvement » englobe aussi dans l’esprit de Lévy son interlocution avec Sartre.25]

À la lecture de Hobbes, le pouvoir est le point à partir duquel se fait la dissolution de l’hétérogène dans l’homogène,  la fusion des hétérogènes. C’est aussi le lieu de la formation du Grand Sujet qui implique une certaine foi ou religion.

17 juillet (lecture de Hobbes)

Pour le dire comme dans un conte : il ne faut pas se faire des idées ; Après tout, le pouvoir n’est-il pas religion d’après Hobbes lui-même :

« Toute religion constituée est fondée en premier lieu sur la foi d’une multitude de gens en une personne unique. » (Hobbes, Léviathan)

La conversion de la fusion des hétérogènes en le Grand Sujet implique cette foi. Critique de la religion donc, partie nécessaire de la critique du pouvoir.26

La question du sujet : l’Un, l’universel, le multiple, l’excès, Le pluralisme radical.

On peut penser le tout (ou le tous) de deux façons. Ou bien comme transformation de l’hétérogène divisé et multiple, la multitude, hoi polloi, en Un, en devenir-un, par l’unification, l’homogénéisation : voilà ce qui hante et a toujours hanté une certaine philosophie politique dominante depuis Platon jusqu’à aujourd’hui et qui consiste en la formation d’un corps social sous la domination du Grand Sujet : État, philosophe-roi, chef, guide suprême, souverain, dirigent, représentant, la classe, l’avant-garde, parti, parti-État, etc., et c’est ce qui peut faire l’assise de tout système autoritaire ou totalitaire ; Ou bien le tout comme articulation des singularités librement associées et conflictuelles , des fraternités non monolithiques

Le pouvoir comme instrument d’homogénéisation du corps social implique une logique binaire : dehors-dedans, révolution- contre-révolution, peuple-ennemi-du-peuple, frère-ennemi, intégré-exclu, même-autre etc., dont il s’agit au juste de sortir pour penser différemment le tous.  

Il s’agit donc de se défaire de la pensée de l’universel comme absolutisation, monolithisation, qui est l’idéologie propre à la religion, à la théocratie; ou comme homogénéisation qui recherche la pureté du corps social en s’opposant à l’excès, à la présence de l’hétérogène partout.

S&L : 16 décembre (année 1975)

Comment penser une fraternité qui ne soit pas terreur ?

Une conduite révolutionnaire « fraternelle » mais non « terroriste » ? Unitaire, mais non monolithique ? Comment briser avec la logique binaire propre à la conduite révolutionnaire jusqu’à aujourd’hui ?

Principe de la solution : ouvrir l’espace de la durée révolutionnaire. En finir avec le schème de la révolution comme instant/extase/grand soir.

20 décembre

Fantasme de la pureté (purification – épuration) à éliminer d’une théorie de la révolution.

Le problème majeur : caractère éternel de « l’excès », mis à jour par tout mouvement de bouleversement social – (excès vécu normalement dans le bouleversement).

Thèse : les agents de l’excès ne sont jamais désignables comme « classes » ou comme groupes sociaux stables.

La tendance à la pureté : procède d’une technique d’homogénéisation (qui procède de la logique binaire ; frères ¹ ennemis ; même ¹ Autre). Cette tendance s’oppose à la pensée de l’excès (hétérogénéisation) propre au mouvement aussi. 27 [Mouvement est le terme qui chez Lévy désigne : penser à neuf l’idée de révolution en se défaisant de l’idée de la classe et de l’État fétichisés]

Comment éviter le totalitarisme inhérent à une certaine pensée révolutionnaire d’homogénéisation, d’unification ? C’est penser radical dans le mélange, dans l’hétérogène ? S&L opposent au totalitarisme le « pluralisme radical », c’est-à-dire le pluralisme refusant l’unification du pouvoir (d’où l’idée des contre-pouvoirs toujours présents).

3 mars (année 1976)  

Comment radicaliser le mélange ?

Depuis Aristote : mélange = mesos = « gouverner au centre ».

Être radical, ce n’est pas attaquer le centre, car cela conduit au totalitarisme. Penser une démocratie radicale, c’est penser radical dans le mélange.28

14 mai

Moi [Lévy] : à la confluence de la singularité métèque et du droit de reconnaissance.

Mon problème : hétérogénéiser l’homogène.29

S&L vont repenser la notion de sujet, telle qu’elle a été pensée comme principe d’unification et d’agrégation du multiple qui doit passer sous le joug et la direction de l’Un, du Grand Sujet, dans la philosophie politique. Celle-ci doit être aussi soumise à la critique. Critique de la volonté générale de Rousseau qui renvoie en vérité à l’agrégation de la foule, à l’unité politique sous le chef du pouvoir. Cette réduction de la multiplicité à l’unité est présente dans la pensée révolutionnaire et dans la Rf sous la forme de la volonté générale entendue comme volonté du peuple souverain, et donc du souverain.

 S&L soulignent dans les annotations qui suivent les différents aspects, imaginaires et religieux, de l’idée du Sujet politique (ou Grand Sujet dans la terminologie de S&L), qui, selon nos deux auteurs, a son origine chez Hobbes dans son Léviathan et qui ne peut se constituer qu’imaginairement comme : « personne artificielle ». (Il faut aller plus loin dans le passé et trouver ses traces manifestes chez l’Un de Platon).

Le rôle révolutionnaire de la subjectivité est donc dévolu à l’opposition du petit sujet au Grand Sujet : il faut déterrer le petit sujet à la place du Grand Sujet pour faire craquer le discours du maître. Il faut autonomiser le travail de la fusion des hétérogènes, différent de l’unification, qui produit un « universel sauvage » différent de l’universel du pouvoir. La toute-puissance du Peuple contraire au Tout-pouvoir du Pouvoir.

23 juin

Lecture de Robert Derathé [Rousseau et la science politique de son temps, PUF, 1950]. Confirmation de certaines hypothèses pressenties :

La volonté générale est à penser sous le concept de sujet. La preuve est faite dans la généalogie hobienne de la notion.

Tant que la multitude doit passer sous le joug du sujet pour s’unifier et exister socialement (l’agrégation), l’espace est ouvert pour le totalitarisme.

Il faut donc chasser le caractère sujet de la volonté générale. Cela nous amène à repenser la tradition libérale : reprendre Locke.30

28 juin

Une certaine pensée de l’égalité va écraser le pluralisme (des différences) ; la pensée de la volonté générale va écraser la pensée d’un partage de la souveraineté (de la balance des pouvoirs : Burlamaqui, Montesquieu). Une certaine noblesse n’a-t-elle pas produit une idée de la pluralité (cf. Braudel-Tocqueville), nécessaire à la théorie de la liberté que le jacobino-marxisme va foutre en l’air, au nom de « sa théorie de classe ».

Continuons les déductions : du pluralisme, remonter à Platon, l’Un et le Multiple.

Sylvain Maréchal [révolutionnaire français qui avec Babeuf prend part à la conjuration des Égaux, auteur du Manifeste des Égaux] écrit : « Le chaos sous le nom de politique ». Pourquoi les révolutionnaires doivent-ils composer avec le désir d’ordre ?

Valeur ontologique de : ordre/désordre.

Étudier la notion de jeu : pour le passage du contingent au vraisemblable ; pour contourner la notion ancienne de contrat.

Le jeu, constitutif du processus de la révolution.

Dénégation du jeu : l’esprit de sérieux [Le contrat relèverait donc de l’esprit de sérieux, comme volonté de fondement de soi de l’État].31

 17 juillet (lecture de Hobbes)

Hypothèse pour une théorie du pouvoir : le lieu du pouvoir serait une « contre-foule » : le point de fusion de séries hétérogènes (foule), point à partir duquel (retournement) se fait le travail de l’homogène. L’efficace propre de ce lieu serait : dissoudre l’hétérogène dans l’homogène (tout pouvoir vise à être absolu) ; l’effet de cette dissolution serait le Grand Sujet (le souverain hobbien). Pour échapper à l’impérialisme du discours hobbien, il nous faudrait disjoindre le temps 1 : fusion des hétérogènes, du temps 2 : constitution du Grand Sujet.

Pour cela il faudrait monter que :

-  Le Grand Sujet ne se constitue jamais qu’imaginairement : « personne artificielle » qui ne peut être « personne naturelle ».

-  La fusion de l’hétérogène s’effectue (= la vérité matérielle des révolutions) « dans le réel ».

-  De là, il faut faire apparaître la faiblesse du discours du Grand Sujet ; il rate la fusion des hétérogènes, quoi qu’il en ait, quoi qu’il dise. (Méconnaissance en même temps que cette place est effectivement agissante.)

Pour le dire d’une manière légère : le Grand Sujet, le Maître est une idée (Idée), il n’y que du Rebelle…

-                        Montrer qu’il y a un travail propre de la fusion des hétérogènes, travail récupéré par le Grand Sujet…

Autonomiser le travail de la fusion des hétérogènes, cela va signifier bien sûr : articuler une pensée pluraliste nouvelle…

Souligner l’importance que revêt le petit sujet pour démasquer le Grand Sujet : le roi est nu. Déterrer le petit sujet à la place du Grand Sujet = rôle révolutionnaire de la subjectivité (la petite) pour faire craquer le discours du Maître.

Continuons :

Le travail propre de la fusion des hétérogènes, générateur de la puissance, consiste dans la production d’un « universel sauvage », c’est-à-dire un universel qui ne se conforme pas à la Norme (universel du pouvoir). NOUS ¹ IL.

Cette puissance est une toute-puissance (le Peuple dans son invincibilité), contraire au Pouvoir qui lui aussi veut être Tout-pouvoir.32

4 novembre

Il nous faudrait, pour établir une pensée de la révolution, déterminer à partir de l’origine commune (la contingence) une « loi » insurrectionnelle de la multiplicité – dispersion opposée à la loi de la Persona.

Persona : concentration unitaire (cogito impérial). Le Grand Sujet.

Insurrection : multiplicité de petits « sujets ». Dispersion du sujet.33

7 décembre

Distinguer la logique de s et de S.

S : Sujet de droit. L’Égo, la persona, le Chef, le Salaud [chez Sartre, le mot désigne l’homme qui tente de monter que son existence est nécessaire et non contingente. Cf. La Nausée.], le sujet grammatical.

s : Sujet comme être diasporique. Irrécusable point de départ insurrectionnel.

Selon cette hypothèse, il faudrait creuser ontologiquement la différence s ¹ S ; de là naîtrait la forme conflictuelle fondamentale en histoire : Rebelle ¹ Pouvoir.34

 

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Au terme de cette étude non exhaustive du livre d’entretiens continués entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy pendant les années 1970, nous concluons notre propos en soulignant la pertinence des questions qu’ils ont posées et pensées pour la refondation de la pensée révolutionnaire, dans un moment historique de rupture qui commence précisément à cette période marquée par le mouvement de Mai 68, les mouvements étudiants et féministes, les luttes de libération nationale dans le tiers-monde, le déclin inexorable du socialisme réel, le printemps de Prague écrasé par l’armée soviétique, la révolution culturelle chinoise, les luttes en Amérique latine contre les dictatures, le mouvement ouvrier polonais contre le totalitarisme pour les droits civiques…. Rupture avec une certaine philosophie politique dominante, une certaine pensée politique dominante et un certain marxisme vulgaire dominant.

Il s’agit donc, à travers ces interlocutions philosophico-politiques, de l’actualité de la « révolution » comme mouvement de transformation radicale, et de ses catégories à revisiter, à la lumière des révolutions passées : la Révolution française, la Commune de Paris, la Révolution d’octobre 1917 en Russie,  la Révolution chinoise en 1949 et la Révolution culturelle prolétarienne en 1966.     

Sartre et Lévy ont réfléchit sur plusieurs aspects des révolutions du temps moderne en particulier sur la Révolution française de 1789, qui a beaucoup influé sur les suivantes, comme souligne Hannah Arendt dans son livre sur la Révolution. Leurs réflexions portent sur certains rapports « louches » de la révolution en tant que concept et pratique concrète avec certaines catégories fondamentales de la politique, c’est ce que nous avons appelé les « impensés » de la Révolution.

- Rapport avec le pouvoir et l’État : révolution contre le pouvoir, révolution contre l’État ou bien révolution qui préserve, et même renforce, le pouvoir et l’État sous d’autres formes.

- Rapport avec la démocratie : révolution qui crée les conditions de la participation de tous aux affaires publiques : la démocratie participative et directe, ou bien révolution qui garde la division du travail : gouvernants/gouvernés sous forme de dictature de classe, représentation etc.

- Rapport avec l’Un, le multiple et un certain messianisme : révolution comme le Grand Soir messianique, théiste, universel unique, clos, homogène, déterministe, totalisant et absolutiste ou bien comme mouvement de rupture radical, laïque, continu, conflictuel, universel pluriel, hétérogène et ouvert à sa propre critique et transformation.

Dans cette liste de rapports non ou mal pensés de la révolution avec les catégories de la politique, il nous semble qu’il manque quelques uns, dont deux particulièrement qui nous tiennent à cœur : le rapport avec les droits humains d’une part et avec la propriété d’autre part.

Concernant le premier, on constate que toute révolution (ou presque) de notre époque moderne érige au rang de principe inaliénable les droits humains aux libertés fondamentales : liberté de conscience, de pensée, de parole, de réunion et d’opposition. Les déclarations des droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française affirment: Nul ne doit être inquiété pour ses opinions (Art. 10 – 1789) ou Le droit de manifester sa pensée et ses opinions… de s’assembler...ne peuvent être interdits (Art 7 1793). Or on constate aussi que toute révolution commence par condamner en premier, et au nom des intérêts suprêmes de la révolution et de sa défense contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, ces mêmes droits et libertés, qui, sont en partie à l’origine du soulèvement populaire et de la révolution. Une révolution qui attaque ses propres fondements libertaires est « glacée », comme soulignent Sartre et Lévy. Plus que cela, elle est  purement et simplement transformée en son contraire.

Le second rapport énigmatique est avec la propriété. Toute révolution (ou presque) de notre époque vise la justice sociale, l’égalité et la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’oppression économique etc. Mais en même temps on constate que la marche de révolution, quelle qu’elle soit, s’arrête fermement au pied du saint des saints, la propriété : la propriété étant un droit inviolable et sacré (Art 17 – 1789), Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir… de ses biens… et de son industrie. (Art 16 1793). Et dans la Révolution soviétique, prétendument socialiste, la propriété privée est abolie mais immédiatement (dans la même déclaration) remplacée par la propriété d’État (sous le nom de propriété collective, commune ou nationale – voir Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité (Chapitre II, 12 janvier 1918)), donc elle reste non abolie. Une révolution qui vise l’émancipation des gens se trouve toujours devant ce défi incontournable et déterminant pour sa survie en tant que mouvement pour l’égalité: Abolir ou non la propriété : cette source principale de l’inégalité et de la domination. La question reste toujours en suspens.  

 

Bibliographie et livres consultés

1.       Pouvoir et liberté,  Benny LÉVY. Verdier, 2007.

2.       L’espoir maintenant  Les entretiens de 1980, Jean-Paul SARTRE – Benny LÉVY. Verdier 1991.

3.       Le meurtre du Pasteur – Critique de la vision politique du monde, Benny LÉVY. Verdier, 2002.

4.       Le livre des livres, Alain FINIELKRAUT – Benny LÉVY. Verdier, 2006.

5.       Relire la Révolution. Jean-Claude MILNER. Verdier, 2016.

6.       Peut-on penser la politique? Alain BADIOU, Seuil1985.

7.       Aux bords du politique. Dix thèses sur la politique. Jacques RANCIÈRE. Gallimard. 1998.

8.       1789 L’Insurrection parisienne et la prise de la Bastille. Paul Chauvet. Domat-Montchrestien, 1946.

9.       Les Sans-culottes parisiens en l’An II. Albert SOBOUL. Clavreuil, 1962.

10.   Les Sans-culottes. Albert SOBOUL. Seuil, 1968.

11.   La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavélien. Miguel ABENSOUR. PUF, 1997.

12.   La communauté politique des « trois uns ». Miguel ABENSOUR. Les belles lettres, 2014.

13.   Du contrat social, J.-J. ROUSSEAU. Présentation par Pierre BURGELIN, GF-Flammarion, Paris, 1966.

14.   Les temps modernes, N° 372, juillet 1977 : Dissidents.

15.   Les temps modernes, N° 367, Février 1977 : LIP ACÉPHALE.

 

NOTES

1.       Le meurtre du Pasteur, page 14.

2.       Idem. Note 261, page 368.

3.       Pouvoir et liberté, page 10.

4.       Idem. Voir la bibliographie.

5.       Pouvoir et liberté, page 7, Entretien de Sartre avec Michel Sicard paru in Obliques, n° 18-19, 1979.

6.       Idem, pages 22-23.

7.       Idem, page 65.

8.       Dissidents, Les temps modernes. Présentation de Pierre Victor.

9.       Pouvoir et liberté, pages 64-65.

10.    Idem, page 95.

11.    Idem, page 96.

12.    Idem, page 97, note 1.

13.    Idem, page 97.

14.    Idem, page 97, note 3.

15.    Idem, page 97, note 4.

16.    Idem, pages 97-98.

17.    LIP Acéphale. Page. 1263.

18.    Les Sans-culottes, Seuil, page 105.

19.    Pouvoir et liberté, pages 10-23.

20.    Du contrat social, page 134.

21.    Critique du droit politique hégélien, Éd. Sociales. p.70. Dans : Démocratie contre l’État, p. 2.

22.    Pouvoir et liberté, pages 31-36.

23.    Relire la Révolution, page 120.

24.    Pouvoir et liberté, pages 51-52.

25.    Idem, page 27, note 1.

26.    Idem, page 56.

27.    Idem, pages 25-27.

28.    Idem, page 42.

29.    Idem, page 49.

30.    Idem, pages 53-54.

31.    Idem, pages 54-55.

32.    Idem, pages 55-57.

33.    Idem, page 68.

34.    Idem, page 69.